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L’OMBRE DU BEFFROI

— Va, alors !

Le pont ayant été jugé assez solide pour les supporter tous, on fut bientôt sur le bord opposé de la rivière. On parcourut un arpent ou deux, puis on se trouva en face de l’ancienne abbaye, encore surmontée de son beffroi.

C’était une imposante construction en pierre, à laquelle on parvenait par une massive porte cochère. Il était évident cependant, que l’abbaye avait été convertie en résidence privée, mais qu’elle avait été ensuite abandonnée, et cela depuis quelques années.

— Combien je voudrais voir l’intérieur de l’abbaye ! s’écria Marcelle.

— La chose me parait impossible, ma chérie, répondit Henri Fauvet. Vois : les châssis du rez-de-chaussée sont pourvus de grosses barres de fer… S’il y avait moyen d’atteindre une des fenêtres du premier étage pourtant, tiens, celle qui est au-dessus de la porte d’entrée ; contrairement aux autres, elle est faite sur un plan moderne… Il n’y aurait qu’à soulever ce châssis pour l’ouvrir, je crois… à moins qu’elle n’ait été fermée au moyen de quelque mécanisme, à l’intérieur… Où vas-tu, Cyp ? demanda-t-il soudain.

— Je vais essayer d’ouvrir le châssis qui est au-dessus de la porte d’entrée, répondit Cyp. Ces lierres sauvages, dont presque toute la façade est couverte, sont assez forts pour me supporter… Oui, le châssis s’ouvre ! Voyez !

— Entre alors, Cyp, et va voir si la porte d’entrée peut s’ouvrir, de l’intérieur. Les portes de ces anciennes constructions souvent, ne sont fermées qu’au moyen de barres de fer ou de chaînes.

Ce ne fut pas long, avant que la porte de l’abbaye s’ouvrit à deux battants, et tous y pénétrèrent hâtivement.

On entrait, d’abord, dans un immense corridor, qui avait dû servir de parloir à l’abbaye, autrefois. Dans le fond du corridor était un escalier en spirale conduisant à l’étage supérieur.

— Oh ! Quel amour de corridor, petit père ! s’exclama Marcelle. Le voyez-vous, orné de statues, d’artistiques guéridons, et le tout éclairé par ces lampes, qui sont suspendues là-haut ?

— Chère enthousiaste ! fit Henri Fauvet.

— Ces vitres teintes sont splendides ! s’écria Dolorès.

— Et cet escalier en spirale ! Et les immenses pièces qui s’ouvrent sur ce corridor ! Ô père, je serais la plus heureuse de la terre si j’habitais une telle demeure ! s’écria Marcelle.

Le premier palier comprenait six pièces, dont l’une devait avoir été convertie en salon, et les autres, en bibliothèque, étude, salle à déjeuner. De l’ancien réfectoire on avait fait la salle à manger. Puis venait une spacieuse cuisine, suivie d’une autre pièce qui devait servir de dépense. Au fond de la cuisine, Marcelle aperçut un escalier dérobé conduisant au rez-de-chaussée.

— Descendons au rez-de-chaussée, dit-elle.

Le rez-de-chaussée était une immense pièce, sans divisions d’aucune sorte. Des meurtrières, au nombre de dix, laissaient passer une clarté douteuse. Une porte basse, vers la droite, s’ouvrait sur un étroit corridor, conduisant à la chapelle, qui s’étendait en aile, du côté est de la bâtisse.

Inutile de dire que l’on pénétra dans la chapelle, éclairée par de hautes fenêtres, aux vitres coloriées, sur lesquelles, malgré la poussière accumulée, on distinguait de pieux tableaux. Évidemment, la chapelle était restée telle qu’elle avait été, alors que les moines venaient y faire leurs dévotions, et on eut dit qu’un parfum d’encens y flottait encore. Dans le chœur étaient trois rangées de stalles. Dans une sorte de jubé faisant face à l’autel, était un orgue.

Une impression singulière envahit soudain Henri Fauvet, Marcelle et Dolorès : il leur sembla que les stalles étaient remplies de moines agenouillés, morts depuis longtemps. Il leur sembla que l’orgue allait résonner, tout à coup, sous les doigts décharnés d’un squelette.

Sans trop s’en rendre compte, Henri Fauvet et les deux jeunes filles furent pris de frayeur subite ; ils se précipitèrent dans l’étroit corridor conduisant au rez-de-chaussée, et bientôt, ils atteignirent le premier palier. S’étant regardés, ils virent qu’ils étaient très pâles, tous trois.

— Père, demanda Marcelle, d’une voix tremblante, de quoi avons-nous eu peur ?

— Ma foi, je n’en sais rien ! répondit Henri Fauvet, en riant.

— Il m’a semblé, tout à coup, que la chapelle était remplie de moines, fit Dolorès. Savez-vous ? Je ne serais pas étonnée d’apprendre que la chapelle est hantée !

— Ah ! bah ! s’écrièrent, en riant, Marcelle et son père.

— Montons au deuxième palier maintenant ! proposa Dolorès.

— Oui ! Oui ! Montons ! dit Marcelle.

Sur le deuxième palier il y avait huit grandes chambres à coucher, au-dessus du salon, de la bibliothèque, de l’étude et des salles à manger, puis on descendait quelques marches et on parvenait dans un petit corridor conduisant aux chambres à coucher des domestiques, qui étaient au nombre de quatre ; de grandes pièces, celles-là aussi, parfaitement éclairées, par deux fenêtres chacune. La lumière pénétrait à flot dans cette ex-abbaye, par de longues et larges fenêtres, des portes vitrées etc., etc.

Le troisième étage était divisé au moyen de demi-cloisons, et il y en avait au moins de vingt à trente ; on comprit que rien n’avait été changé à cet étage ; c’est ici qu’avaient été, autrefois, les cellules des moines. Au bout d’un long corridor était une chambre parfaitement ronde, que Marcelle nomma immédiatement « la Chambre de la Tour », car elle contenait un escalier, aussi en spirale, conduisant dans le beffroi. On y monta, vous le pensez bien ! Oui, là était la cloche de bronze dont le tintement les avait jetés dans un si profond étonnement ! Posée sur des pivots, elle devait osciller facilement quand il soufflait grand vent.

Le toit de l’abbaye était plat, formant terrasse entourée d’un garde-corps à hauteur d’homme.

— Père, dit Marcelle, si nous pouvions vivre ici, dans cette ancienne abbaye ! Quelle demeure idéale ! Nous la nommerions : « Le Beffroi ». Que nous y serions heureux !

— Mais, Marcelle, ma chérie… commença Henri Fauvet.

— Vous le savez, père, c’est après-demain ma fête. Or, vous m’avez dit, hier, ne savoir que me donner pour cadeau… Achetez Le Beffroi,