Page:Lacerte - L'ombre du beffroi, 1925.djvu/14

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
12
L’OMBRE DU BEFFROI

— Oui, je sais, répondit Ondine, d’une voix fatiguée.

— Eh ! bien, il est mort ce pauvre vieux, et il m’a légué toute sa fortune, s’élevant à plusieurs cent mille dollars. Notre petite Marcelle sera riche un jour, comme tu le vois, et si le ciel nous envoie d’autres enfants, nous aurons de quoi les établir convenablement, quand le temps en sera venu.

— Sans doute, répondit Ondine, d’un ton indifférent. qui surprit profondément son mari.

— Et, à propos de notre chère petite, Ondine, qui désires-tu pour parrain et marraine ?

— J’ai pensé de demander Mme  de Bienencour et son frère M. de Lafeuillée, si tu n’y as pas d’objections, Henri.

— On ne pourrait choisir mieux, et je sais d’avance qu’ils accepteront avec plaisir, tous deux ! s’écria Henri. Maintenant, Ondine, voici des journaux et des revues qui t’amuseront, tandis que j’irai faire un tour dans le fumoir. Au revoir, ma chérie !

Aussitôt qu’elle fut seule, Ondine repassa dans sa mémoire les derniers tristes événements. Sans cesse, elle voyait sa petite Monique, et elle s’accusait d’avoir été cause de sa mort… Que le cœur lui faisait mal ! Ah ! c’est qu’il était devenu la proie de ce ver rongeur qui a nom le remords…

Si Henri se doutait jamais du drame qui s’était déroulé dans la maison de Febro, il ferait d’amers reproches à sa femme et elle espérerait en vain son pardon, malgré sa grande bonté… Par son coupable appétit, elle avait été cause de la mort de son enfant, et aussi, et surtout, elle l’avait trompé, lui, son mari…

— Dieu me pardonne ! se disait Ondine ; mais je ne puis endurer cette torture morale plus longtemps… La morphine me fera oublier, je sais, et je vais immédiatement en prendre une dose… pas assez forte pour m’endormir, mais assez pour engourdir ma conscience un peu.

Quand Henri revint dans le Pullman, il vit qu’il y avait quelque chose d’étrange : la petite Marcelle pleurait, tandis qu’Ondine, assise toute droite sur son siège, semblait dormir.

— Ciel ! se dit-il. Ondine aurait-elle pris encore de la morphine ?… Que Dieu ait pitié d’elle et de moi ! J’avais espéré que le fait d’être mère lui aurait fait renoncer à ce poison pour toujours !

Marcelle pleurait, et tellement que les passagers commençaient à être incommodés par ses cris. Henri entendait les commentaires de chacun.

— Quelle musique ! disaient les uns.

— Quelle scie ! disaient les autres.

— On voyage en Pullman parce qu’on espère y trouver ses aises pourtant !

Heureusement, le train venait de s’arrêter, et on avait annoncé un relais de quinze minutes.

Henri, après s’être assuré qu’il ne parviendrait pas à éveiller sa femme, sortit sur la plate-forme, emportant Marcelle dans ses bras. La petite ne cessait pas de crier, ce dont le jeune père était bien découragé. Il berçait l’enfant, de haut en bas, en sifflotant un air ; mais Marcelle ne paraissait apprécier ni ce bercement ni cette musique, et elle pleurait de plus en plus.

— V. P., dit Henri à son domestique, qui venait de descendre d’un wagon de 2ème classe, que vais-je faire ? Vois donc comme elle pleure !

— Elle a faim peut-être, M. Henri, répondit V. P. Il faudrait lui faire préparer du lait. Il devrait y avoir une bouteille dans la malle de la petite ; je vais aller voir.

— Sais-tu préparer cela, toi, du lait pour un bébé de trois semaines ? demanda Henri. Seigneur ! Comme elle crie ! ajouta-t-il, en promenant l’enfant et essayant de l’apaiser.

Une femme, tenant par la main un garçonnet d’une dizaine d’années, qui, elle aussi, était descendue d’un wagon de 2ème classe, s’approcha de Henri et lui dit :

— Pardon, Monsieur, mais votre bébé doit avoir faim, ou bien il est malade ; un enfant de cet âge ne pleure jamais sans cause. Voulez-vous me le confier, pour quelques instants ? Il serait bon de lui faire préparer du lait échaudé au restaurant de la gare.

— Merci, Madame ! répondit Henri, en remettant l’enfant à la femme. V. P., reste ici, ajouta-t-il, pendant que je vais aller chercher la bouteille de la petite.

— Certainement, M. Henri, répondit V. P., qui n’eut certes pas quitté l’enfant, quand même son maître ne le lui eut pas recommandé.

— La belle enfant ! s’écria la femme, en découvrant le visage de Marcelle, qui, déjà ne pleurait plus aussi fort. Ce monsieur est-il veuf, reprit-elle, s’adressant à V. P., qu’il voyage seul ainsi avec un tout jeune bébé ?

— Non, M. Fauvet n’est pas veuf, répondit le domestique. Mme  Fauvet est à bord, mais elle est malade.

Henri revenait, avec la bouteille de Marcelle, et bientôt, la petite ne pleurait plus, car la femme lui faisait boire du lait, tout en la berçant doucement.

— Allez-vous loin ? demanda Henri à la femme.

— Je me rends à Québec, Monsieur, répondit-elle. On m’a dit que je trouverais là facilement de l’ouvrage.

All aboard ! criait le conducteur, et la femme remit Marcelle à son père ; aussitôt, l’enfant se remit à pleurer.

— Écoutez, Madame, dit Henri, au comble du découragement, montez dans le Pullman, avec moi… Oui, emmenez votre garçonnet… Je vais louer un state-room ; nous y transporterons Mme  Fauvet, qui est… malade, et vous vous installerez auprès d’elle, avec le bébé. Consentez-vous ? Ne refusez pas, je vous prie ! À la prochaine gare, mon domestique vous apportera vos valises. Venez !

All aboard ! All aboard ! criait le conducteur, d’un ton impatienté.

Mme  Emmanuel (ainsi se nommait la brave femme qui avait pris soin de Marcelle) ne se le fit pas dire deux fois ; elle entra immédiatement dans le wagon, suivie de son garçonnet, et bientôt, elle était installée dans un state-room, où Ondine fut aussitôt transportée.

— Votre garçonnet a l’air intelligent, Mme  Emmanuel, dit Henri, au moment où il retournait dans le fumoir. Comment se nomme-t-il ?

— Il a nom Napoléon, Monsieur, répondit Mme  Emmanuel ; mais nous l’appelons Nap ; c’est plus court, voyez-vous.

— Quel âge as-tu, Nap ?

— J’ai dix ans, Monsieur.

— Et ça raisonne comme un enfant de quinze ans, Monsieur ! intervint Mme  Emmanuel.