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L’OMBRE DU BEFFROI

Un jour, Henri se vit obligé de partir pour une expédition, qui devait durer près de deux mois. Quand Ondine apprit que son mari devait partir pour si longtemps, elle lui dit :

— Henri, moi aussi, je voudrais partir.

— Mais, je ne puis t’emmener, ma pauvre Ondine ! La vie presque sauvage que nous allons être obligés de mener…

— Tu ne m’as pas comprise, Henri, répondit Ondine. Je veux m’en aller dans le Nipissingue, là-bas, auprès de Febro.

— Le Nipissingue, c’est si loin, ma chérie, et…

— Febro prendra bien soin de moi… Oh ! je veux partir ! Je veux partir ! pleura-t-elle.

— Je vais consulter le Docteur Nippon, Ondine, répondit Henri ; s’il dit qu’il n’y a aucun danger pour toi d’entreprendre un si long voyage, j’irai te conduire moi-même auprès de Febro. Emmèneras-tu Rose ?

— Non ! Non ! Je veux être seule avec Febro !

— C’est bien ! Il sera fait selon ton désir, ma chère enfant… si le médecin le permet.

On était au 6 juillet.

Là-bas, dans le nord d’Ontario, dans la maison de Febro, on eût pu entendre les vagissements d’un enfant, et s’il nous eût été permis de voir ce qui se passait dans la salle de cette maison, nous aurions peut-être été étonnés.

Assise dans un lit, était Ondine, tenant dans ses bras un enfant endormi, un bébé de huit jours à peine. Un peu plus loin, était Febro, debout près du lit d’Ondine ; elle aussi tenait un bébé de huit jours dans ses bras : c’étaient des jumelles, les premières-nées du mariage d’Ondine et de Henri Fauvet.

— Je n’ai jamais vu des jumelles tant se ressembler ! dit soudain Febro. Je ne les distingue pas l’une de l’autre.

— Moi, je les distingue bien, Febro ! dit Ondine, en souriant. Mes chers petits anges !… L’une d’elle a une petite étoile rose entre les deux épaules ; ne l’as-tu pas remarqué ?

— Bien sûr que je l’ai remarqué ! s’écria Febro. Mais quand il faut déshabiller une enfant chaque fois qu’on veut savoir laquelle est laquelle…

— Tu le sais, Febro, mes petites ne seront baptisées que quand je serai de retour à Québec ; mais je nommerai l’une d’elle Marcelle et l’autre Monique. Si tu veux ouvrir ma valise, tu trouveras des bouts de rubans de différentes couleurs : apporte-m’en un rose et un bleu.

Quand Febro eut apporté les rubans, Ondine en attacha un au poignet de chaque jumelle.

— Tiens, Febro, dit-elle, celle qui porte le ruban bleu a nom Marcelle, et celle qui porte le ruban rose a nom Monique. Nous ne nous tromperons plus dorénavant, ajouta-t-elle en souriant. Maintenant, donne-moi donc ma sacoche, Febro.

Febro apporta la sacoche, de laquelle Ondine retira deux minuscules pièces d’or.

— Demain, dit-elle, tu iras chez ce graveur dont tu m’as parlé et qui demeure non loin d’ici, et tu lui feras graver les noms des deux petites sur ces pièces d’or ; je veux dire que, sur l’une tu feras graver le nom de Marcelle et sur l’autre le nom de Monique. Ces piécettes, nous les suspendrons à leur cou ensuite ; avec les rubans et les médailles, aucune erreur ne sera à craindre.

— Quand je me dis que votre mari ne sait pas encore qu’il a deux belles petite filles, Mlle Ondine ! Ce qu’il va être heureux d’apprendre cette nouvelle !

— Hélas ! je ne puis pas lui écrire, car il ne peut pas me donner d’adresse pour lui envoyer mes lettres, vu qu’il va continuellement d’une place à l’autre, répondit Ondine. Mais, il sera ici dans une quinzaine maintenant, d’après sa dernière lettre. Cher, cher Henri !

Il y avait un mois qu’Ondine était auprès de Febro, quand naquirent ses jumelles. Febro ne s’était pas aperçue de la pitoyable habitude à laquelle se livrait la jeune femme ; si elle en eût eu connaissance, une tragédie eût pu être empêchée.

Un soir, après le souper, Febro dit à Ondine :

Mlle Ondine, auriez-vous peur de passer une partie de la nuit seule ici ?

— Mais, pas du tout, Febro ! répondit Ondine. Je suis parfaitement bien maintenant et je ne crains pas le moindrement de rester seule. Mais, où vas-tu ?

— C’est mon parrain qui se meurt, répondit Febro, et il me demande sans cesse. Je vais atteler Marpha et partir.

— C’est bien !

— Les petites sont dehors, vous le savez, Mlle » Ondine ?… Il fait si chaud dans la maison !

— Je les entrerai dans une heure, à peu près, assura Ondine. Je vais écrire à Henri, pour le cas où je recevrais son adresse, et ensuite, j’entrerai les petites. Dire que mes chéries ont trois semaines déjà et mon mari ne les a pas encore vues ; plus que cela, il ne sait pas qu’elles existent ! Et Ondine se mit à pleurer.

— Ne pleurez pas, chère Mlle Ondine ! dit Febro. Sa surprise à votre mari, et aussi sa joie vont être si grandes, quand vous lui présenterez vos beaux petits anges ; car, je crois bien qu’il n’existe, nulle part au monde, d’enfants aussi beaux que Marcelle et Monique.

— C’est aussi mon opinion, Febro, dit Ondine, en riant.

— Eh ! bien, au revoir, Mlle Ondine ! Je reviendrai aussitôt que je le pourrai… Et, n’oubliez pas que les petites sont dehors ! dit Febro.

— Je n’oublierai pas, Febro.

Aussitôt après le départ de Fabro, Ondine se dirigea vers sa valise, dans laquelle elle se mit à chercher fébrilement : elle cherchait la fiole de morphine, à laquelle elle n’avait pas puisée une seule fois, depuis la naissance de ses jumelles.

Ayant trouvé ce qu’elle cherchait, elle se versa une forte dose de morphine, qu’elle but, puis, s’asseyant près d’un pupitre, elle se mit à écrire à son mari.

« Cher Henri », écrivit-elle,

« Pour le cas où je recevrais ton adresse, d’ici quelques jours, je t’écris, ce soir, pour t’annoncer la naisance de deux belles petites jumelles ; elles sont arrivées il y a trois semaines. Toutes deux sont si belles, si belles, et elles se ressemblent, à s’y tromper. L’une j’ai nommée Marcelle, et l’autre Monique. À Marcelle j’ai mis une boucle de ruban bleu et à Monique une boucle de ruban rose ; de cette manière, impossible de ne pas les reconnaître l’une de l’autre, n’est-ce pas ? »

Ici, Ondine s’arrêta et elle passa, à plusieurs reprises, sa main sur ses yeux, comme pour