Page:Lacerte - L'homme de la maison grise, 1933.djvu/94

Cette page a été validée par deux contributeurs.
93
L’HOMME DE LA MAISON GRISE

et l’éducation de sa fille étaient terminées. D’après lui d’ailleurs, elle en connaissait aussi long, à présent, que ceux qui lui avaient donné le bénéfice de leur savoir. Alba avait aimé l’étude passionnément ; elle s’était donc appliquée à toutes les matières qui lui avaient été enseignées. Mais, de toutes ses choses apprises, l’étude du français avait eu sa préférence ; à tel point, qu’elle avait presqu’exigé qu’on ne parlât que cette langue dans la maison. Son père, qui parlait le français parfaitement, n’avait fait aucune objection, et on eut été quelque peu étonné, sans doute, d’entendre causer ensemble le père et la fille en français, dans ce centre essentiellement anglais.

C’est qu’Alba avait son idée : le Canada avait toujours été l’objet de ses rêves ; elle s’était dit, dès l’enfance, qu’elle quitterait définitivement, un jour, la Route Noire, les États-Unis d’Amérique, pour aller demeurer au Canada, pays dont elle avait beaucoup lu et qui lui semblait être un vrai paradis terrestre.

— Aussitôt que j’aurai fait fortune, ma fille, avait promis Richard Hynes, nous irons demeurer dans ce pays qui, pour toi, a tant d’attraits.

— Oui, n’est-ce pas, père ?

— Bien sûr, puisque c’est là ton désir, ma chérie.

— Oh ! Quel bonheur ! s’était-elle écriée.

— S’il ne faut que cela pour te rendre heureuse, Alba…

— Mais, petit père, ne soufflons pas mot de ce projet, à qui que ce soit… pas même à Jacobin… surtout, pas à Jacobin.

— Compte sur moi, ma fille. Pourtant, je suis surpris que tu te défies de ce pauvre Jacobin ; pourquoi donc cela. Alba ?

— Voyez-vous, père, répondit la jeune fille en hésitant quelque peu. Jacobin s’est mis dans la tête qu’il était amoureux de moi et…

— Jacobin ? s’écria Richard Hynes, d’un ton mécontent. Il ferait mieux de ne pas faire de projets te concernant ce garçon… J’ai fait d’autres rêves pour toi…

— Je sais ! Je sais Je me propose de lui faire entendre raison aussi, à mon ex-compagnon de jeux.

— Et tu feras bien… Avec la fortune qui sera tienne un jour, si je réussis dans la grande spéculation dans laquelle je me suis lancé, avec la dot que je te donnerai, lors de ton mariage, tu pourras épouser un comte, un marquis, peut-être même un duc, si tu le désires, ma fille.

— Probablement… murmura-t-elle. En attendant, ajouta-t-elle, accoutumons-nous à parler le français, dans cette maison ; je vais faire la langue à Salomé, à ce propos.

Un mois s’était écoulé, depuis qu’Alba avait terminé ses études. Elle était heureuse, car elle trouvait toujours le moyen de s’amuser intelligemment et agréablement. Et puis, il y avait la perspective de partir un jour, bientôt peut-être, de quitter, pour toujours, la Route Noire et ses environs. Tout de même c’était une vie assez monotone et vide de distractions que celle qu’elle menait. Personne ne venait jamais la voir (excepté Jacobin) ; elle ne quittait jamais le terrain environnant leur demeure ; lorsqu’elle avait fait le tour de la forêt en miniature entourant la maison, elle devait se contenter de cet exercice en plein air. S’il lui arrivait de s’aventurer sur la Route Noire, ce n’était qu’accompagnée de son père ou de Salomé ; Richard Hynes avait été fort sévère sur ce point… chose assez étrange ; on eût dit qu’il craignait que quelqu’un adressât la parole à sa fille. Sans que celle-ci le soupçonnât donc, elle était entourée d’une surveillance attentive et continuelle qui, si elle s’en fut aperçue, l’eut rendue bien malheureuse.

Mais un après-midi du mois de juin, alors qu’elle était assise sur un banc, à lire, dans la forêt en miniature entourant la maison, elle entendit des cris, des rires et des piétinements sur la route. Curieuse, elle se leva et s’approchant de la clôture séparant leur propriété du chemin, regarda ce qui se passait ; deux hommes, tenant chacun un ours en laisse, s’avançaient sur la route. Arrivés devant le terrain des Hynes, ces hommes firent exécuter des tours à ces ours ; les fai-