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L’HOMME DE LA MAISON GRISE

les lèvres du vieillard qui s’achemine vers le tombeau, puisque sa tâche ici-bas est finie et qu’il va recevoir bientôt sa récompense ?… Oh ! La vieillesse qui souffre et pleure, quoi de plus pathétique !…

Mais, pour revenir à celle que nous venons de voir pleurer ; elle paraît inconsolable. De longs sanglots s’échappent de sa poitrine ; des sanglots qu’on ne saurait entendre, sans éprouver une grande sympathie pour celle qui souffre à ce point.

Soudain, la porte séparant la salle d’entrée de la cuisine s’ouvre sous une poussée vigoureuse ; une femme de haute stature et très corpulente apparaît sur le seuil. À la lueur d’une bougie qu’elle tient à la main, on distingue parfaitement le visage de la nouvelle arrivée ; or, ce visage est noir comme l’ébène.

Une négresse. Une domestique, sans doute.

Elle s’avance dans la pièce, puis s’approchant précipitamment de celle qui pleure et s’agenouillant devant elle, elle s’écrie :

Mlle Luella ! Mlle Luella ! Oh ! Pourquoi pleurez-vous ainsi ?

— Ah ! Salomé ! répond une voix, sanglotante, il est vrai, mais jeune et fraîche. Tu le sais bien pourquoi je pleure !


Chapitre II

ALBA, DITE LUELLA


En entendant la voix de celle qui vient de parler, on est porté à se demander pourquoi on l’avait prise, tout d’abord, pour une personne âgée… Dans tous les cas, il y avait certainement eu erreur de notre part, car, les mouvements légers et souples de Luella étaient ceux d’une toute jeune personne : de fait, elle n’avait que dix-sept ans.

Celle que Salomé avait appelée Luella, se nommait réellement Alba : Alba Hynes ; mais, pour des raisons que nous expliquerons plus tard, elle avait résolu de changer son nom.

Disons, pour commencer, qu’elle était l’unique enfant de Richard Hynes, ce dernier, un Allemand qui, depuis nombre d’années, s’était fait naturaliser sujet américain.

Richard Hynes n’était pas riche ; loin de là ! mais il lui arrivait de réussir dans certaines spéculations, et l’argent qu’il faisait, en ces occasions, avait servi, jusqu’à il y avait trois mois, à l’instruction et à l’éducation de sa fille. Peu d’enfant de millionnaire avait eu plus d’instructeurs qu’Alba ; Elle avait eu des maîtres de français, d’anglais, de musique, de chant, de dessin, de peinture, de danse, de bon maintien, etc., etc. ; bref, rien n’avait été épargné pour faire d’elle une demoiselle accomplie.

Alba Hynes était une véritable enfant gâtée ; choyée par son père, adorée par Salomé, qui eut donné cent fois sa vie pour sa petite maîtresse. Ses moindres désirs étaient réalisés, sur l’heure, quand la chose était possible.

Sur un point cependant, Richard Hynes avait toujours été inflexible ; il avait défendu à sa fille de s’associer à qui que ce fut, dans le voisinage, considérant, et peut-être à bon droit, que les habitants de la Route Noire n’étaient pas de leur rang, à eux. Et s’il avait préféré donner des maîtres à sa fille, plutôt que de la placer dans quelque maison d’éducation, c’était précisément pour empêcher qu’elle fît des connaissances… probablement aussi, il avait des raisons graves pour agir ainsi qu’il le faisait. Pourtant, Alba ne s’était jamais plainte de n’avoir pas de compagnes de son âge ; son père lui suffisait, sans doute… et puis, il y avait Jacobin, son ex-compagnon de jeux, qui seul, avait eu accès dans leur maison.

Jacobin, jeune homme de, vingt-trois ans aujourd’hui, avait été élevé par sa grand’mère et leur maison était voisine de celle des Hynes. Dès l’enfance, il s’était fait l’esclave volontaire de sa petite compagne. Comme ils avaient grandi ensemble, Alba, devenue jeune fille, gardait pour son ami une affection vraiment fraternelle… Quant à Jacobin… nous parlerons, plus tard, de ses sentiments à l’égard de celle qu’il nommait encore « mignonne Alba ».

Depuis trois mois, les différents maîtres d’Alba avaient été remerciés, payés et renvoyés. Richard Hynes considérant que l’instruction