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L’HOMME DE LA MAISON GRISE

— Oh ! rien…

— Mais si ! Tu veux savoir si, moi aussi, je vais cesser de m’intéresser à elle ?… C’est plus que probable.

— Comment ! Vous trouvez que nous devons l’abandonner la pauvre chère petite, après lui avoir donné tant de marques d’amitié ? s’écria notre jeune ami d’une voix remplie de larmes. Pas moi, dans tous les cas ! Non, pas moi ! Pauvre chère Annette !

— Comme tu voudras, Yvon, répondit Lionel Jacques, d’une voix un peu lasse. Ce que j’en dis, moi, c’est dans ton intérêt. Tout ce que je sais, c’est que j’ai fait une sottise en invitant cette jeune fille ici, je le vois bien maintenant.

— Vous le regrettez donc ?… Vous regrettez d’avoir donné à cette pauvre enfant une journée de bonheur… sans mélange, j’oserais dire ?… Non, vraiment, je ne vous reconnais plus, M. Jacques… Il me semble que ce n’est pas vous qui parlez ainsi, vous toujours si bon et si prêt à faire plaisir. Non, je ne vous comprends pas… C’est comme si je rêvais et que j’allais m’éveiller… en la présence d’un parfait étranger.

— Tu ne rêves pas, mon garçon, fit Lionel Jacques en souriant. N’essaie pas de comprendre, non plus, tu n’y parviendrais pas… et… parlons d’autre chose, veux-tu ?

Après cette conversation, Yvon n’osa plus prononcer le nom d’Annette. Un sentiment de profond étonnement et d’extraordinaire malaise l’envahissait, chaque fois qu’il se rappelait la conversation qu’il avait eue avec son hôte ; de cet étonnement, de ce malaise il résultait, naturellement, une certaine gêne qui faisait que notre jeune ami se disait qu’il ne serait pas fâché de retourner chez lui, une fois son congé expiré. S’il l’avait pu, il aurait quitté immédiatement le Gîte-Riant.

Pourtant, le surlendemain, Lionel Jacques ayant prononcé le nom du curé de la Ville Blanche, Yvon s’était écrié :

— Ah ! À propos du curé : c’est lui, sans doute, qui vous a fait regretter votre acte de bonté envers Annette… en l’invitant ici, je veux dire !

Il était, assurément fort mécontent, le pauvre garçon.

— Le curé ? M. Prince ? Perds-tu la tête, Yvon, et peut-on s’imaginer de telles choses. Le curé ?

— Eh ! Oui, le curé !

— Allons donc ! Pourquoi aurait-il fait cela ?

— Parce qu’il n’aime pas Annette ; c’est de toute évidence.

— Je crois, au contraire, qu’elle l’intéresse beaucoup… Charitable comme il l’est, le curé…

— Pardon. M. Jacques, interrompit Yvon avec un sourire moqueur, mais c’est à mon tour, je crois, de m’écrier : « Allons donc » ! Après ce qui s’est passé, hier, lorsque vous lui avez parlé de notre projet de concert…

— J’avoue que cela m’a quelque peu étonné, Yvon, répondit gravement Lionel Jacques. Pourtant, comme je le disais tout à l’heure, je suis convaincu que le curé s’intéresse à la jeune aveugle et qu’il la plaint de tout son cœur.

— Tenez, M. Jacques, n’en parlons plus ! s’exclama Yvon. Rien que de me rappeler de ce qui s’est passé hier, cela me met en colère… on le serait à moins ! Aussi, j’essaie de n’y plus penser.

Mais il y pensait ; de fait, il ne cessait d’y penser.

Lionel Jacques avait fait part au curé de leur projet de concert et le prêtre avait demandé :

— Qui en fera les frais, M. Jacques ? Yvon, sans doute, et Mme Foulon…

— Puis Mlle Villemont, avait ajouté Lionel Jacques. Elle chante admirablement cette jeune fille et elle joue de la guitare en artiste ; elle nous attirera beaucoup de monde, j’en suis persuadé.

— À cause de sa cécité, vous voulez dire ? fit, assez froidement, le curé.

— À cause de son talent… Et puis, peut-être aussi que par sympathie, par pitié…

— Je m’y oppose ! énonça le prêtre, levant la main en un geste de protestation. Je ne veux pas qu’on fasse de cette sorte de réclame pour mon église… ce serait… voler l’argent du public, selon moi.

— Voler ? Voler l’argent du pu-