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L’HOMME DE LA MAISON GRISE

que la jeune fille qui était en visite au Gîte Riant était aveugle. Comment avaient-ils appris la chose ? Qui eut pu le dire ? Mais il en était ainsi).

Yvon se vit donc dans l’impossibilité de refuser et il dut présenter les deux jeunes gens l’un à l’autre :

Mlle Villemont, je vous présente M. Broussailles, fit-il, froidement.

— Je suis heureux de faire votre connaissance, Mademoiselle ! dit Patrice en tendant, machinalement, la main vers Annette. Mais aussitôt. entre lui et la jeune fille se dressa un collie de grande taille ; c’était, on s’en doute bien, Guido. Le chien fixa sur le trop familier jeune homme ses yeux remplis de colère, puis il se mit à gronder et à montrer toutes ses dents.

— Ah ! Vous avez là un chien qui n’est pas commode, Mlle Villemont ! s’écria « le professeur » avec un rire jaune, car il était vraiment effrayé.

Chacun de nous a sa ou ses « peurs » prétend-on. Quant au maître d’école de la Ville Blanche, sa peur, à lui, c’était, évidemment, celle des chiens. S’il se voyait obligé de toucher à un chien, il ne le faisait qu’en tremblant, résultat : la bonne bête, sachant qu’on le craignait, faisait ordinairement de son mieux pour effrayer davantage celui qui le caressait si à contrecœur.

Cette fois, cependant, Guido n’entendait pas à rire et ce pauvre Patrice était blanc de peur, ce qui, nous regrettons d’avoir à le dire, amusait excessivement Yvon Ducastel.

— Guido n’est pas méchant pourtant, Monsieur, dit Annette.

— Guido est le chien le plus doux, le plus paisible de la terre, au contraire, amplifia Yvon.

— Alors, je n’ai pas le don de lui plaire, fit Patrice, de sa voix désagréable.

— Évidemment, murmura Yvon.

— De plus, probablement que le chien a ses préférés, reprit Patrice d’un ton gouailleur et en jetant sur notre jeune ami un regard que celui-ci lui eut fait payer cher, si ce n’eut été de la présence d’Annette.

— Au revoir, M. Broussailles ! se contenta-t-il de dire. Nous sommes pressés, ajouta-t-il, et vite il entraîna la jeune aveugle.

— Vous ne l’aimez pas ce Monsieur Broussailles, n’est-ce pas, M. Yvon ? demanda la jeune fille à son compagnon.

— Non, je ne l’aime pas… Si j’avais pu m’en exempter, je ne vous l’aurais certes pas présenté, car il ne saurait être un ami pour vous, jamais, Annette… M. Jacques a confiance en Patrice Broussailles ; moi, pas !

— Je le vois bien, répondit Annette en souriant.

— Je sais ce que vaut ce garçon… il ne vaut pas cher… et je vous conseille fortement, ma petite amie, de lui faire froide mine, s’il essaye de se placer sur votre chemin… ce qu’il en manquera pas de faire, probablement.

— Je suivrai votre conseil, M. Yvon, promit-elle.

Les heures s’écoulent vite, trop vite, quand on est heureux. Le moment du départ d’Annette arriva, et les deux hommes, Lionel Jacques et Yvon, nous voulons dire, se sentaient fort attristés à la pensée de la voir partir. Mais on ne pouvait la garder plus longtemps ; ce serait courir le risque d’exciter les soupçons de l’homme de la Maison Grise.

La voiture attendait au bas des marches du Gîte Riant ; la jeune aveugle et Yvon y prirent bientôt place. Annette pleurait.

— J’ai été si, si heureuse toute cette journée ! disait-elle. Merci ! Oh ! merci, M. Jacques… et adieu !

— Vous reviendrez, Annette, je l’espère ? demanda Lionel Jacques.

— Si je le peux, répondit-elle, souriant à travers ses larmes.

— À bientôt alors, chère enfant ! Lorsque la voiture contenant les deux jeunes gens eut franchi la muraille de sapins séparant la Ville Blanche du reste de l’univers, pour ainsi dire, Lionel Jacques se laissa tomber sur un siège en soupirant.

— Ô ciel ! murmura-t-il. Que j’aurais voulu la garder près de moi… ne la laisser partir jamais, la douce enfant !… Suis-je assez malheureux ?… Malheureux, certes, je le suis… plus que je ne l’étais hier, moins que je le serai demain