mont obligeait-il sa petite-fille à chanter dans les rues, pour amasser quelques sous ?… Il leur avait dit, il est vrai, qu’il était pauvre, ruiné… mais cette idée qu’il avait de se servir d’Annette pour en retirer de l’argent, cela ne désignait-il pas un homme sans délicatesse, sans tact, une sorte de voyou enfin… Chose certaine, c’est que Yvon, à qui l’hermite avait tant déplu, sentait son cœur s’envahir d’un insurmontable mépris pour cet homme, qui obligeait sa petite-fille à faire un tel métier.
Et puis, la Maison Grise n’était-elle pas remplie d’objets de valeur : d’argenteries, de vaisselle, de tableaux, et de meubles, qu’un antiquaire eût payé un prix fabuleux ? Un homme de cœur eut sacrifié tout, plutôt que d’accepter de l’argent si péniblement gagné par une jeune fille frêle et délicate ?…
D’ailleurs, l’hermite paraissait ne se priver de rien, de rien absolument… Serait-ce pour satisfaire une fantaisie, un goût, un vice plutôt qu’il obligeait Annette, la pauvre aveugle, à chanter dans les rues ?… La boisson peut-être ?… Vraiment, l’idée semblait ridicule, si ridicule, qu’Yvon s’en voulut presque de l’avoir entretenue, même un instant… Pourtant…. L’homme de la Maison Grise n’avait-il pas avoué, lui-même, que la solitude lui aurait pesé, s’il n’avait la boisson pour le consoler un peu, pour lui aider à passer le temps, parfois ?… À son retour de la ville, certain soir, notre jeune ami n’avait-il pas vu M. Villemont dans un état frisant l’ivresse ?
— Je questionnerai Annette demain, se dit Yvon : j’essayerai de savoir ce qui se passe à la Maison Grise… Quand je me dis qu’elle est seule avec son grand-père, homme brutal et cruel s’il en est un au monde, dans cette demeure isolée, là-bas… Heureusement, Guido est là… et quoiqu’il craigne beaucoup son maître, il saurait bien défendre sa jeune maîtresse, si nécessité il y avait… Combien j’ai hâte d’être rendu à demain, ajouta-t-il, au moment de se mettre au lit. Qu’il me tarde de la revoir ma petite amie, et de lui donner, encore une fois, l’assurance de mon amitié et de mon entier dévouement !
À peine eut-il posé la tête sur son oreiller qu’il s’endormit.
Il rêva qu’il était au sommet du Dard de Lucifer et que, une lunette marine collée à ses yeux, il examinait les alentours… Il se trouvait en face du Sentier de Nulle Part… À sa gauche, était la Maison Grise, à sa droite, la muraille de sapins… Croyant apercevoir de la fumée, par delà la muraille, il s’approcha jusqu’à l’extrême bord du Dard de Lucifer, sans s’en apercevoir… Soudain, son pied arriva dans le vide et il sentît qu’il tombait… qu’il allait s’assommer sur les rochers, à vingt pieds plus bas…
Comme il arrive toujours en pareils cas, il s’éveilla brusquement, le front couvert de transpiration ; mais content de constater qu’il n’avait été que la victime d’un cauchemar.
Il se disposait à se rendormir, quand l’horloge du corridor, en bas, sonna deux coups,
— Deux heures… se dit-il. Je ne sais pas si M. Jacques est de retour…
La chambre de son hôte était voisine de la sienne ; mais aucun son ne lui en arrivait ; sans doute, il ne reviendrait chez lui qu’aux petites heures du matin.
À ce moment, quelque chose d’étrange, de tout à fait étrange se produisit. Yvon s’assit tout droit dans son lit, l’esprit alerte, les yeux fixés sur les coins mal éclairés de sa chambre, là où ne parvenaient pas les lueurs de sa lampe… Il attendit… se demandant si le son qui l’avait tant étonné, allait se répéter…
Oui, le même son lui parvint !… La bouche entr’ouverte, les yeux agrandis, il écoutait… il écoutait… Qu’était-ce ?… Qu’est-ce qu’il entendait, et si clairement, qu’on eut cru que cela venait de tout près… de l’une des extrémités de la chambre à coucher ?…
Bien sûr, il se trompait, car on eut dit des sanglots… Oui, des sanglots… des sanglots convulsifs, les sanglots d’une âme torturée…
Yvon l’avait dit déjà, il n’était guère superstitieux… seulement, il