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L’HOMME DE LA MAISON GRISE

— J’ai tout fait marquer à mon compte.

— À votre compte ?… Avez-vous un compte chez le restaurateur ? Et comment ferez-vous pour le payer ?

— Ma chère enfant, fit Mme Noëlet, d’un ton très impatienté, mêle-toi de ce qui te regarde, hein ! Je tenais à ce que notre petit dîner fut irréprochable, comprends-tu ?

— Non, je ne comprends pas.

— Non ? Vraiment ? Ha ha ha ! Il est évident que M. de Montvilliers te fait la cour ; or…

— Comment ? M. de Montvilliers me fait la cour ? À moi ?

— Ne fais donc pas l’innocente, Stéphanne ! dit Mme Noëlet, avec un éclat de rire qui déplut grandement à sa fille. Bien sûr que M. de Montvilliers te fait la cour, et tu suscites, sans le savoir probablement, l’envie et la jalousie de toutes les jeunes filles de ce village… T’a-t-il demandé en mariage, Stéphanne ?

— M. de Montvilliers, vous voulez dire ? Certainement non ! Pourquoi l’eut-il fait ? Il sait fort bien que je ne l’aime pas… pas assez pour l’épouser, je veux dire.

— Si tu as le malheur de le refuser, s’il te fait l’honneur de te demander en mariage, ma fille, s’écria Mme Noëlet, rouge de colère, je te ferai enfermer dans une maison de santé, aussi vrai que j’existe ! Un parti si excellent, si distingué, si inespéré !

— Ah ! Bah ! répondit seulement Stéphanne, puis haussant les épaules, elle se dirigea vers la porte de la salle à manger, où venait d’avoir lieu la conversation entre la mère et la fille.

— Où vas-tu, Stéphanne ? demanda Mme Noëlet.

— Je m’en vais faire une petite promenade dehors, mère.

— Ah ! oui ! Dans le but, ou plutôt dans l’espoir de rencontrer M. Livernois, fit Mme Noëlet, d’un ton moqueur.

— Dans le but de respirer une autre atmosphère que celle de cette maison, corrigea Stéphanne.

— Oui, hein ?… Mais, attends un peu, ma fille, j’ai à te parler.

— Qu’est-ce ? Je vous écoute…

— J’espère, ma petite, reprit Mme Noëlet que tu ne t’es pas amourachée de Jacques Livernois ? Tu perdrais ton temps et tes peines, crois-le, puisque ce garçon doit épouser, sous peu, Marie Letendre, ajouta-t-elle, sans même rougir d’un tel mensonge.

— C’e n’est pas vrai ! s’écria Stéphanne.

— J’ai donc menti ? fit Mme Noëlet. Tu es bien irrespectueuse pour moi, ta mère, dont le dévouement… commença-t-elle, d’un ton larmoyant.

— Ah ! Laissez cela, mère, je vous prie !… Je ne vous accuse pas d’avoir menti ; mais quiconque vous a renseignée ainsi…

A dit la vérité, acheva Mme Noëlet.

— Je n’en crois pas un mot, dit Stéphanne.

— Je te dis que c’est vrai ! Demain, paraît-il, Jacques Livernois part pour la ville et il sera une semaine absent ; il s’en va acheter un ameublement pour sa maison, puisque bientôt, il épousera Marie Letendre.

— Je le répète, je n’en crois rien !

Le lendemain cependant, Stéphanne apprit qu’en effet, Jacques était absent et qu’il ne serait de retour que dans huit jours. Elle apprit aussi autre chose, car, ayant rencontré Marie Letendre, elle l’avait franchement questionnée, et Marie peu scrupuleuse de sa nature et pour qui un mensonge ne pesait pas une plume ; sachant d’ailleurs que son mensonge lui serait payé généreusement, confirma le dire de Mme Noëlet. Résultat : le surlendemain, la demande en mariage de Félix de Montvilliers fut agréée ; lui et Stéphanne se marieraient dans huit jours ; c’est-à-dire le 20 mai, bien avant Jacques Livernois et Marie Letendre, puisque, d’après cette dernière, la date de leur mariage avait été fixée au 12 juin.

Or, le 19 mai, à neuf heures et demie du soir, on eut pu voir Stéphanne Noëlet, en compagnie d’un jeune homme… qui n’était certainement pas son fiancé ; tous deux marchaient sur une route peu fréquentée. Longtemps, ils causèrent ensemble et Stéphanne pleura beaucoup. Mais lorsqu’ils se séparèrent, à dix heures et demie, la jeune fille paraissait consolée.