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L’HOMME DE LA MAISON GRISE

vait servir de cadre, lui semblait-il, à un visage presque parfait.

Mais la jeune aveugle chantait, et chaque parole qu’elle disait pénétrait comme un dard dans le cœur de son sympathique auditeur. Voici ce qu’elle disait, d’une voix fraîche et douce :

L’AVEUGLE

Vous qui passez, fortunés de la
( terre,
Vous dont les yeux voient le soleil qui luit.
Compatissez à ma grande misère ;
Je suis plongée en une affreuse
(nuit.

II
Je ne puis voir les arbres, la

( feuillée,
Ni l’herbe, ni les odorantes
( fleurs…
Quel triste sort ; je suis aveugle-
( née ;
Mon œil éteint ne connait que
( les pleurs !

III
Lorsque l’oiseau chante dans le

( feuillage,
Mon cœur s’étreint et je pleure
( tout bas…
Que je voudrais admirer ton plu-
( mage,
Ô chantre ailé !… Mais je ne te
(vois pas.

IV
Mais, dans le ciel, où règne la

( lumière,
J’espère voir, un jour et contem-
( pler
Le Dieu si bon, dont la main tu-
( télaire
De mon chemin, écarte le danger.

V
Vous qui passez, fortunés de la

( terre,
Vous dont les yeux voient le so-
( leil qui luit.
Compatissez à ma grande misère ;
Je suis plongée en une affreuse
( nuit !

— N’est-ce pas, M. l’Inspecteur, qu’elle chante bien, Annette, l’aveugle, et n’est-ce pas triste et touchant ce qu’elle dit ? fit soudain une voix, près d’Yvon.

— Tiens ! Léon ! Toi !

— Léon Turpin, pour vous servir. M. l’Inspecteur !

— Et d’où viens-tu, mon petit ? Où vas-tu ?

— Je viens de chez-nous, M. l’Inspecteur ; je m’en vais rapporter cette selle chez une des pratiques de mon papa, répondit l’enfant.

Tout en parlant, le jeune homme et le garçonnet s’étaient approchés de l’aveugle. Elle était seule, pour le moment ; ceux qui l’avaient écoutée chanter, tout à l’heure, étaient retournés, chacun à ses affaires.

Soudain, un chien de grande taille vint poser ses pattes sur les épaules d’Yvon.

— Guido ! s’écria notre ami. Mais, oui, c’est Guido !

Instinctivement, il chercha, du regard M. Villemont, le maître du chien ; il ne l’aperçut nulle part.

— Vous connaissez donc Guido, M. l’Inspecteur ? demanda Léon, assurément fort étonné.

— Oui, je connais Guido… Je l’ai rencontré déjà, répondit Yvon en souriant.

— Alors, vous savez que c’est le chien de…

Le jeune homme ne l’écoutait pas. Il suivait le collie, qui paraissait vouloir l’entraîner quelque part… et… oui… Guido le conduisait droit à la jeune aveugle !…

— Comment se fait-il…

— Guido c’est le chien d’Annette, l’aveugle, vous savez, M. l’Inspecteur, fit Léon. Guido… vous comprenez… le guide de l’aveugle…

Guido, le chien de l’aveugle !… Mais alors… M. Villemont, l’hermite de la maison Grise

Il n’eut pas le temps de se livrer à ses réflexions, ni de tirer des conclusions, car il était arrivé auprès d’Annette.

Un cri faillit lui échapper… Il venait de reconnaître le visage exquisément beau qu’il avait vu, en rêve (oui, ce devait être en rêve) deux fois, lors de son séjour à la Maison Grise !

Mlle Annette, dit Léon, voici M. l’Inspecteur… M. Ducastel, vous savez… celui qui…

— Je suis heureux de faire votre connaissance, Mademoiselle ! interrompit Yvon, en s’inclinant profon-