Page:Lacerte - L'homme de la maison grise, 1933.djvu/5

Cette page a été validée par deux contributeurs.
4
L’HOMME DE LA MAISON GRISE

sant lac Saint Pierre… J’y passerais volontiers toute ma vie.

Ils étaient fort intéressants cette jeune fille et ce jeune homme qui causaient ainsi ; elle, blonde comme les blés ; cheveux dorés, yeux bleus, teint « de lys et de roses » ; lui, brun, cheveux abondants ayant une tendance à onduler, yeux noirs, très expressifs, visage de camée. Une chose cependant déparait quelque peu ce visage presque parfait : c’étaient d’épais et broussailleux sourcils, se rejoignant presque, au milieu du front. Ce genre de sourcils dénote, paraît-il, un caractère jaloux et colère.

— Vraiment ? avait dit Stéphanne, en réponse à la dernière observation de son compagnon. Je devrais être très flattée, pour moi et pour notre village, ajouta-t-elle en éclatant de rire.

Mlle Noëllet, demanda le jeune homme d’un ton grave, me permettez-vous de vous parler de mon petit domaine, là-bas, dans…

— Ah ! Bonjour, M. Livernois ! interrompit Stéphanne, en s’adressant à un jeune homme qui passait.

— Bonjour, Mlle Noëlet, répondit l’interpellé, assez froidement.

Le jeune homme jeta un regard de ressentiment sur Félix de Montvilliers et passa son chemin.

M. Livernois… Mon rival… murmura Félix.

— Vous dites ? questionna Stéphanne vivement et en fronçant légèrement ses parfaits sourcils. M. Livernois, reprit-elle, ne saurait être votre rival, M. de Montvilliers, puisque…

À ce moment, ils furent interrompus par l’apparition d’une femme, grande, maigre, sèche, anguleuse ; la mère de Stéphanne. Elle venait de mettre le pied sur la véranda, où les deux jeunes gens causaient ensemble… pas très — amicalement, on en conviendra.

— Oh ! M. Montvilliers ! s’écria Mme Noëlet. Je suis charmée de vous voir !

Stéphanne jeta sur sa mère un coup d’œil inquiet. Mme Noëlet n’était pas toujours de ces plus… présentables… surtout quand son haleine annonçait qu’elle venait de se réconforter un peu… en prenant un demi-verre de gin ou de cognac. Elle prétendait suivre, en ce faisant, l’ordonnance du médecin ; elle avait besoin de stimulants, lui avait-il dit, à cause de son cœur, qui était faible. Dans tous les cas, l’état presque constant de demi-ivresse de sa mère causait à sa fille beaucoup d’inquiétude, de honte et de peine ; cela rendait sa vie aussi misérable qu’il soit possible de se l’imaginer.

— Merci, Madame, dit Félix de Montvilliers, répondant ainsi aux exclamations de bienvenue de Mme Noëlet. Je crains d’avoir été trop longtemps cependant, et je vous prie bien de m’excuser, Mlle Noëlet d’avoir abusé de votre hospitalité, ajouta-t-il, en se levant pour partir.

Mais Mme Noëlet ne l’entendait pas ainsi !

— Non ! Non ! s’écria-t-elle. Faites-nous le plaisir de dîner avec nous, M. de Montvilliers, n’est-ce pas ?

— C’est vraiment trop de bonté. Madame ! répondit-il, en jetant un regard sur Stéphanne ; mais le visage de la jeune fille était impassible, quoiqu’elle eût envie de pleurer réellement… Pourquoi sa mère invitait-elle cet étranger à dîner, quand elles étaient si pauvres, et qu’il n’y avait, actuellement dans la maison, en fait de mets, qu’un peu appétissant gigot de bœuf, entamé, du midi ?

Félix accepta l’invitation et resta à dîner.

Le menu, ce soir-là, fit ouvrir les yeux à Stéphanne ; c’était un dîner de prince, un vrai festin… Où sa mère avait-elle pris l’argent nécessaire à l’achat de toutes ces friandises, et qui avait confectionné tous ces plats ?… Pas Mme Noëlet, bien sûr ! Encore moins Carlota, leur unique servante, dont les gages n’avaient pas été payés depuis près de quatre mois.

— Mère, demanda-t-elle, après le départ de leur invité, d’où venait donc le dîner que vous nous avez servi ce soir ?

— Du restaurant, ma fille, répondit Mme Noëlet. Et puis, après ?

— Du restaurant !… Mais, où avez-vous pris l’argent pour payer un tel festin, je vous le demande ?