Page:Lacerte - L'homme de la maison grise, 1933.djvu/42

Cette page a été validée par deux contributeurs.
41
L’HOMME DE LA MAISON GRISE

rocher, qu’on aperçoit, de la cuisine, et qui a nom le « Dard de Lucifer », m’a dit M. Villemont ; de cette éminence, je verrai…

— Des rochers et des rochers ; pierres de sable, pierres granitiques, pierres à chaux ; ces dernières se dressent, comme des spectres, au milieu des autres, sombres de nuance. Ha ha ha ! Que diras-tu de cela, M. le superstitieux, le chercheur de mystères ? dit Lionel Jacques en riant de bon cœur ; à ce rire, Yvon fit chorus.

— Tiens ! s’exclama-t-il soudain. J’allais oublier l’un de mes achats ! Ce disant, il retira de la poche intérieure de son habit un paquet enveloppé de fort papier brun.

— Qu’est-ce que cela ? demanda Lionel Jacques.

— Voyez, M. Jacques !

— Un verrou ?

— Oui, un verrou… et je vais le poser tout de suite.

Se dirigeant vers la porte de leur chambre, Yvon en tourna la poignée ; mais, ainsi qu’il s’y était attendu, la porte ne s’ouvrit pas.

S’emparant d’un tourne-vis, un autre de ses achats, il eut bientôt vissé en place le verrou, qui paraissait solide, résistable, puis, se tournant vers son compagnon, il demanda en souriant :

— Qu’en pensez-vous, M. Jacques ?

— Je pense que tu as eu une bonne idée, Yvon, car, quoique je sache bien qu’il n’y a rien à craindre de la part de notre hôte, nous nous sentirons plus chez-nous, grâce à ce verrou.

À causer et à lire, le temps passe vite ; si vite que, notre jeune ami fut grandement étonné, en regardant l’heure à sa montre, de constater qu’il était près de onze heures.

— Onze heures, M. Jacques ! s’exclama-t-il. C’est un peu tard, pour un malade… Vous serez tellement fatigué, demain que vous ne pourrez pas quitter votre lit, pour vous asseoir dans votre fauteuil, comme vous le désirez.

— Il faudrait que je sois mort, pour cela, répondit Lionel Jacques en riant ; j’ai tellement hâte de me lever !

Le malade étant installé pour la nuit, Yvon se retira dans ses quartiers. Il n’avait pas du tout sommeil cependant ; mais comme il était déjà tard et qu’il craignait de déranger son compagnon, il éteignit sa lampe, et s’asseyant près de la fenêtre, il regarde dehors.

La lune répandait ses rayons diaprés sur tout le paysage désolé, prêtant des formes irréelles aux rochers environnants… Quelle tranquillité ! Quel silence !… De temps à autre, une nuée de chauve-souris descendait vers le sol, effleurant, en passant, la fenêtre à laquelle Yvon était assis, et quoique cette fenêtre fut munie d’une moustiquaire, notre jeune ami ne pouvait s’empêcher d’ébaucher un mouvement de recul, chaque fois que ces dégoûtantes bêtes s’approchaient de trop près.

Les pierres à chaux, dont Lionel Jacques avait parlé, se distinguaient, d’endroits en endroits, au milieu d’autres rochers, de nuances sombres. Mais contrairement à ce qu’avait dit, en riant, l’ex-gérant de banque, Yvon n’était pas du tout superstitieux. Il trouvait cela seulement curieux ces pierres blanches se détachant ici et là ; on eût dit des sentinelles, préposées à la garde de ces régions isolées.

Soudain, Yvon se frotta les yeux… puis il regarda… là-bas… Entre deux énormes rochers gris, presque noirs… que voyait-il ?…

Encore une fois, il se frotta les yeux… encore une fois, il regarda… L’une des pierres à chaux semblait s’animer… elle marchait… ou plutôt, elle paraissait glisser… ou flotter… sur le sol inégal, fait de fragments de rocs… en laissant, derrière elle, une longue traînée blanche… Un moment, un seul, un visage exquisément beau apparut aux yeux étonnés et éblouis du jeune homme… puis deux bras s’élevèrent vers le ciel, en un geste suppliant… après quoi, la vision (si c’en était une) disparut, comme si les gros rochers gris l’eussent engloutie…

— Effet de l’imagination… se dit Yvon. Illusion d’optique… Un de ces tours que nous joue la lune parfois.

Mais il fut lent à s’endormir, cette nuit-là. Le visage qu’il avait entrevu lui apparaissait sans cesse….