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L’HOMME DE LA MAISON GRISE

et la saisit par le bras. On sait comme la jeune fille craignait la négresse ; elle ne put retenir un cri de détresse :

— Au secours ! Au secours !

Hélas ! Elle était bien seule dans la maison, avec ces gens, ces terribles gens ! Guido… Ah ! Pourquoi l’avait-elle laissé en bas, dans une chambre dont il ne pouvait sortir ?… Car le chien, entendant crier sa maîtresse, se mit à faire un affreux vacarme, dans la pièce où il était prisonnier. Ah ! S’il avait été libre ! Avec quelle joie il eut sauté à la gorge de Salomé !

La négresse avait déjà préparé un bâillon, qu’elle introduisait, de force, dans la bouche d’Annette.

— Pas d’ça, l’aveugle ! criait-elle. Pas d’ça !

Enlevant la jeune fille dans ses bras, elle se dirigea vers le corridor.

— Où vas-tu ? Qu’en feras-tu ? demanda Luella, en désignant Annette.

— Qu’importe où je vais, Mlle Luella ! répondit la servante. Ce ou ? j’en ferai ?… Eh ! bien… Je vais la… mettre là où elle ne pourra certainement faire de tort à personne.

— Tu n’as pas l’intention de… de…

— De la faire disparaître ?… Oui. Hi Presto ! Ni vue ni connue !… Elle en sait trop long vraiment !

Annette n’entendit rien de ce colloque, car, aussitôt que la négresse l’eut enlevée dans ses bras, elle s’était évanouie…

Elle n’eut donc pas connaissance d’être emportée dans une course folle, par Salomé, sur la Route Abandonnée… Elle ne s’aperçut pas qu’on parcourait toute la longueur de la ville et qu’on arrivait enfin en un endroit où, au lieu de maisons, divers hangars et bâtiments se dressaient dans l’obscurité… Elle n’eut pas conscience, la pauvre enfant, de passer à proximité du bureau d’Yvon Ducastel, où celui-ci, penché sur ses livres, était loin, — oh ! si loin de se douter que celle qu’il aimait était entraînée à la mort… à la plus horrible des morts !…

La négresse ne ralentit pas sa course… Personne ne la vit…

Bientôt, elle arrivait à destination… Un trou béant, un gouffre presque sans fond, qu’on eut pu comparer à un enfer…

Et dans ce gouffre, duquel parvenaient le bruit de coups de pics, Annette, la jeune aveugle, l’idole d’Yvon Ducastel et de Lionel Jacques, fut jetée sans pitié.


Chapitre XIII

CE QUE RACONTA MADAME FRANCŒUR


Yvon se proposait de travailler tard, ce soir-là, car ce serait la dernière soirée qu’il consacrerait au travail, il l’avait promis à Luella.

Tout en examinant ses livres et alignant des chiffres, il songeait à bien des choses… Quand reprendrait-il son ouvrage maintenant ?… Malgré le splendide voyage qu’il allait faire, il s’ennuierait de son bureau parfois, il le savait. Cependant, il faisait certains projets pour le voyage en vue ; par exemple, celui d’aller en Écosse, explorer les houillères de ce pays. Peut-être découvrirait-il là un système plus moderne pour le travail dans la mine, pour l’éclairage, etc., etc. Oui, il espérait bien qu’à son retour à W… il pourrait proposer quelques changements, pour le bien-être des mineurs, car ces pauvres gens l’intéressaient grandement.

Seraient-ils longtemps absents ?… Quelques mois bien sûr… Et pendant ce temps, que d’événements auraient lieu à W… et ses environs !… Le plus grand, le plus important, le plus intéressant de tous, ce serait le mariage d’Annette avec M. Jacques… Cette pensée avait de quoi attrister profondément notre héros, sans doute ; mais il se dit que, puisque la jeune aveugle ne l’aimait pas, lui, Yvon, elle n’aurait pu s’attacher à plus honnête homme que le propriétaire du Gîte-Riant. Bien sûr qu’il la rendrait heureuse !… Par l’imagination, il voyait sa « petite amie » régnant dans la splendide demeure de Lionel Jacques ; elle serait, en quelque sorte, par ce fait, la Reine de la Ville Blanche… Lorsqu’Yvon reviendrait de voyage,