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L’HOMME DE LA MAISON GRISE

de dentelle ; un mouchoir de dame ou de jeune fille. Dans un coin étaient deux initiales, brodées dans un motif de mignonnes marguerites : « A. V. »

— « A. V. », se dit Yvon, en saisissant le mouchoir. Tiens ! quelles singulières initiales !… « A. V. »… Ave ; c’est-à-dire salut… Eh ! bien oui, salut à vous, jeune femme ou jeune fille, qui avez dû, tout récemment, passer par ce sentier !… Récemment, bien sûr ; car ce mouchoir est blanc comme de la neige… ou plutôt, comme s’il arrivait droit de chez la blanchisseuse… Ma foi ! Je ne serais guère étonné de voir apparaître, à ce moment, celle à qui il appartient… Si elle venait donc réclamer son mouchoir !… Dans tous les cas, je suis persuadé qu’elle est passée par ici… aujourd’hui peut-être… Ah ! Si j’eusse été là !… Que c’eût été agréable de la rencontrer !… Je lui aurais demandé mon chemin… je lui aurais offert de monter sur ma selle avec moi et je l’aurais conduite chez elle… Quelle aubaine que la rencontre de cette charmante jeune fille… car elle est jeune et charmante, j’en suis sûr, et quelle joie que ne pouvoir rompre si agréablement la monotonie de la route… Car, pour être monotone, il l’est, le Sentier de Nulle Part !

Si monotone était-il, que le jeune cavalier se dit qu’il allait rebrousser chemin illico… À la pensée de revenir sur ses pas ; de refaire, en sens inverse, ce sentier sans perspective, il fut secoué d’un frisson. L’orage, qui menaçait, depuis presque deux heures, approchait vite ; le tonnerre, qui n’avait fait que gronder sourdement jusque là, éclatait, de temps à autre, et de vifs éclairs zébraient les nues.

Ce qu’il faudrait, ce serait de découvrir un autre chemin, plus droit, moins accidenté ; alors, Yvon se dit qu’il s’y risquerait et qu’il retournerait à la ville, quitte à recommencer son excursion le lendemain ou le surlendemain… en prenant par une autre route.

Mais le sentier se rétrécissait tellement maintenant que ce n’était plus qu’un couloir sombre, étroit, presqu’impraticable. Il eût été difficile, sinon impossible pour un cheval de faire volte-face ; il lui aurait fallu en sortir à reculons… et puis, là-bas… tout là-bas… qu’était-ce que cette masse grise que l’on apercevait ?… Un rocher ?… Sans doute ; mais il paraissait énorme… On eût dit que le sentier s’arrêtait au pied de cette masse rocheuse… Yvon en avait été averti d’ailleurs ; le sentier dans lequel il s’était si imprudemment engagé semblait ne conduire nulle part : il devait aboutir au pied de cet immense rocher et s’arrêter là.

Un quart d’heure de marche encore et notre jeune ami s’aperçut d’une chose ; ce qu’il avait pris pour une masse rocheuse, c’était une maison.

Une grande maison grise, mais une maison abandonnée. Les châssis étaient barricadés au moyen de planches disposées en X ; la porte d’entrée, en chêne, renforcie de lames d’acier très larges, avait été faite pour résister aux pires assauts ; mais, depuis longtemps, la rouille rongeait ces lames d’acier, ainsi que la serrure compliquée, qui ne devait plus fonctionner maintenant. Un lourd marteau de bronze, qui eût fait les délices d’un antiquaire, ne tenait plus que par une vis. Un immense portique surmonté d’un balcon, faisait penser à la Tour de Pise, car l’un de ses montants, pourri depuis longtemps sans doute, le faisait pencher du côté gauche ; on pressentait que le tout allait s’écrouler sous peu.

C’était donc là cette Maison Grise dont Étienne Francœur avait parlé ?… Elle devait contenir de nombreuses et vastes pièces, devenues inhabitables. Nul sentier privé ne conduisait à cette maison ; s’il y en avait eu un autrefois il n’en restait plus trace. Et c’était étrange cette demeure, se dressant ainsi, en plein bois, en pleine solitude.

Rien n’impressionne comme une maison abandonnée, surtout au milieu de la solitude. En le regardant, il nous semble qu’elle souffre d’être abandonnée ; que parfois, songeant au passé, elle doit revivre le temps où elle servait de réunion à de nombreux invités, et où les chants et les rires joyeux égayaient ses corridors, maintenant déserts… La maison abandonnée, dont les