Page:Lacerte - L'homme de la maison grise, 1933.djvu/13

Cette page a été validée par deux contributeurs.
12
L’HOMME DE LA MAISON GRISE

« M. l’inspecteur » n’était pas un vieillard, ni même un homme d’âge mûr, comme on serait peut-être porté à le croire ; il avait vingt-cinq ans à peine. Pour le moment, il était monté sur son cheval Presto, jolie bête d’un gris pommelé, que tous connaissaient bien, dans la ville.

On eut pu écrire tout un poème sur l’acquisition du cheval Presto par « M. l’inspecteur » :

Un jour, il y avait deux ans, un homme était arrivé à la houillère, conduisant à la bricole trois jeunes chevaux, dont deux, noirs, et l’autre, gris pommelé. Cet homme venait vendre ses chevaux pour le travail dans la mine. Notre jeune ami, qui n’était pas encore inspecteur, dans le temps ; qui n’osait même pas rêver le devenir jamais, notre ami donc, sentait toujours son cœur se serrer lorsqu’il voyait descendre un cheval dans la mine. Il savait comme il est dur le travail de ces pauvres bêtes qui sont obligées de tirer les chars remplis de charbon, à plusieurs centaines de pieds sous terre. Il se disait que ces chevaux, privés d’air naturel et de lumière, devaient subir les mêmes inconvénients que les êtres humains ; oppressions, bourdonnements dans les oreilles, attaques de vertige, etc., etc. ; cependant, ils étaient obligés d’endurer tout cela sans se révolter ; s’ils se révoltaient, ils étaient fouettés.

Mais le marché avait été conclu entre l’inspecteur et le commerçant de chevaux, et celui-ci s’en était retourné chez lui, tout fier de s’être débarrassé de trois chevaux, dont l’entretien lui avait coûté si cher.

Maintenant, il s’agissait de descendre ces trois chevaux dans la mine ; chose peu facile et qui ne peut manquer d’impressionner fort désagréablement quiconque a « du cœur au ventre » comme ça ce dit vulgairement.

Un char vide venait de remonter à la surface du sol. On l’y coucha l’un des chevaux noirs et on l’y attacha solidement au moyen de fortes courroies en cuir, puis le char descendit, emmenant la pauvre bête dans la houillère.

Notre jeune ami (notre héros) avait détourné la tête… Tout à coup, il sentit un poids sur son épaule et ayant tourné les yeux pour voir ce qu’il y avait, il aperçut la tête du cheval gris. Pauvre bête ! Elle regardait le jeune homme d’un air vraiment suppliant, comme si elle eût deviné ses sentiments et qu’elle eût voulu implorer son secours, puis elle se mit à hennir doucement… on eût dit un pleur.

Le jeune homme flatta la tête du cheval et il se sentit prêt à pleurer… j’allais dire « lui aussi » ; c’est qu’il aimait beaucoup les animaux, les chiens et les chevaux surtout. Le sort qui était réservé aux malheureuses bêtes qui descendaient dans la mine lui paraissait si affreux !

Mais le char vide venait de remonter et l’autre cheval noir y avait été attaché…

Quand le char remonta pour la troisième fois et que ce fut au tour du cheval gris de descendre dans la houillère, on eût dit qu’il comprenait ce qui l’attendait : il « tirait au renard » et refusait d’avancer, même d’un pas. Voyant enfin qu’on allait l’entraîner malgré lui, il tourna la tête vers celui qui l’avait flatté, tout à l’heure, et de nouveau, il se mit à hennir.

— Pauvre, pauvre bête ! s’écria le jeune homme.

— Ce n’est certainement pas agréable cette descente des chevaux dans la mine Ducastel, dit l’inspecteur, en s’adressant à celui qui venait de s’exclamer ; mais, que voulez-vous ?… Vous finirez par vous y habituer d’ailleurs, tout comme moi… et d’autres.

— Jamais ! Jamais ! s’écria Yvon Ducastel. Selon moi, c’est… tragique. J’aime tant les chevaux, voyez-vous…

— Moi aussi, j’aime les chevaux, mon ami, répondit l’inspecteur ; mais, quand il le faut, il le faut !

— Tenez, M. l’inspecteur, reprit Yvon Ducastel, voulez-vous me vendre le cheval gris ?

— Vous le vendre ?… Le marché est conclu, vous savez, Ducastel : le cheval gris a été acheté pour le travail dans la mine, et je ne sais si je dois…

— Vendez-le moi !… C’est demain que je reçois mon salaire ;