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L’HOMME DE LA MAISON GRISE

pez pas, jeune fille ?…

— Me… Me tromper ?… balbutia Annette.

— Ça n’est pas la cuisine ici ; c’est la salle à manger.

La jeune aveugle pâlit sous l’insulte et Yvon devint rouge de colère.

Mlle Annette est mon invitée, Mlle d’Azur, répondit sèchement Mme Francœur, qui venait d’entrer dans la pièce, juste à temps pour entendre insulter cette jeune fille qu’elle aimait comme si elle eut été sa fille. Je suis maîtresse dans ma propre maison, ajouta-t-elle, et j’y reçois qui ça me plaît. Voulez-vous servir, M. Ducastel ? acheva-t-elle, en s’adressant à Yvon.

— Je… Je… balbutia Annette.

Elle fit mine de se lever ; mais Yvon la saisit doucement par le bras et la fit se rasseoir.

— Restez, je vous prie, Mlle Annette ! dit-il. C’est un honneur pour nous que votre société.

— Mon Dieu ! s’exclama Luella, avec affectation. Il y a pourtant certaines mesures à observer qui… que… Bref, je n’ai pas l’habitude me m’asseoir à la même table que les chanteuses de rues.

— Si vous trouvez à redire, Mlle d’Azur, intervint Mme Francœur, vous n’avez qu’à vous retirer ; nous allons vous excuser.

Yvon sourit sous sa moustache. Cette bonne Mme Francœur ! Elle n’y allait pas par quatre chemins ; sa franchise était… réjouissante vraiment !

— « Chaque pays fournit son monde », voyez-vous, Mlle d’Azur, et puis, « à Rome, les lois romaines sont en force », fit sentencieusement le jeune homme. À W…, les lois de la Nouvelle-Écosse sont en force ; pour nous, c’est Mlle Annette qui nous honore, en prenant place à table avec nous.

— Ah ! Bah ! se contenta de dire Luella, en haussant les épaules. « Voilà beaucoup de bruit pour une omelette » cita-t-elle en riant.

— Le bruit, c’est vous qui le faites, je crois, Mlle d’Azur, insinua Mme Francœur. Voulez-vous servir. s’il vous plaît, M. Ducastel ? ajouta-t-elle.

— Oui ! Oui. Tout de suite !

— Je prendrai l’une de ces côtelettes d’agneau, M. Ducastel, annonça Luella, en désignant le plat dont Yvon se disposait à servir le contenu.

— Tout à l’heure, Mlle d’Azur, répondit le jeune homme en souriant ; notre invitée d’abord.

Il déposa sur l’assiette de l’aveugle une des côtelettes, puis il s’apprêta à servir Mlle d’Azur.

Luella eut envie de se lever de table. Ses lèvres pâlirent ; elle eut peine à réprimer des larmes de rage, qu’elle sentait prêtes à couler. Mais elle ne dit plus un mot… Elle en avait dit assez… trop ; elle le constatait, encore, cette fois. D’ailleurs, son père lui avait fait signe de se taire tout à l’heure ; si elle l’eût écouté, c’eût été à son avantage… Cependant, mieux valait tard que jamais… Et puis, Yvon Ducastel lui avait donné une leçon, une rude leçon, en servant l’aveugle avant elle. Luella… Allait-elle pleurer ?… Elle espérait bien que non !… Quelques larmes mouillèrent ses paupières, mais personne ne les vit, à cause des verres noirs qui lui cachaient les yeux.

Le dîner se passe, sans que Luella osât ouvrir la bouche une seule fois. Elle n’insulta plus Annette ; seulement, un sourire moqueur, qui valait bien une insulte, paraissait sur ses lèvres, chaque fois qu’Yvon ou Mme Francœur mettaient à la portée des mains de l’aveugle soit un couteau, soit une fourchette, soit un morceau de pain. Ce sourire, le jeune homme le vit, et son mépris pour la fille du millionnaire devint intense.

Aussitôt qu’elle le put, Annette fit mine de se lever de table et Yvon s’empressa de lui aider à se rendre à un petit balcon, auquel on parvenait par l’une des portes-fenêtres de la salle à manger.

Ils se croyaient bien seuls et hors de portée de toute oreille indiscrète ces deux amis. Comme ils se trompaient ! Luella s’était installée à l’une des fenêtres du salon, qui se trouvait tout près du balcon, et derrière les jalousies fermées elle entendait clairement la conversation entre Annette et Yvon.

Or, c’est chose reconnue que personne au monde n’a jamais pu assister, insoupçonnée, à une conver-