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L’HOMME DE LA MAISON GRISE


Vous dont les yeux voient le
( soleil qui luit,
Compatissez à ma grande mi-
( sère  ;
Je suis plongée en une affreu-
( se nuit  !

Mais elle ne dit que ce couplet. Sans doute, elle venait de reconnaître le pas d’Yvon, car, cessant subitement de chanter, elle sourit. Cependant, il n’était pas seul ; une dame l’accompagnait ; les pas menus de cette dernière se faisaient entendre en même temps que le pas ferme du jeune homme. Chose étrange, le visage de l’aveugle se rembrunit soudain, elle porta la main à son cœur, tandis qu’un soupir s’échappait de sa poitrine.

Mlle Annette, fit Yvon, en s’approchant de sa « petite amie », j’espère que je vous retrouve en excellente santé ?

— Comment ! pensait Luella, M. Ducastel parle à cette aveugle comme si elle était son égale !

— Merci, Monsieur, je me porte bien, répondit Annette, d’une voix qui tremblait légèrement.

— Vous êtes aveugle ? demanda (rudement et stupidement, se disait Yvon) Luella à Annette.

La jeune interpellée porta, de nouveau la main à son cœur, puis elle devint très pâle.

— Oui, Madame, répondit-elle tristement.

— Et vous chantez dans les rues, pour gagner votre pain ?… Triste métier que le vôtre, jeune fille !

Qu’avait Luella d’Azur ? Son visage était dur ; sa voix d’une rudesse extrême ; comment pouvait-elle parler sur ce ton à la jeune affligée ? De quelle pâte était-elle donc faite cette fille de millionnaire ? Yvon marmotta entre ses dents des choses peu flatteuses à l’adresse de sa compagne, croyez-le !

— Je le sais bien, Madame, répondit Annette, à la dernière remarque de Luella. Mais, que voulez-vous ; c’est le seul moyen qui soit à ma disposition.

— Appelez-moi « Mademoiselle » et non « Madame », dit froidement Luella. Je ne suis pas mariée et je suis aussi jeune que vous.

Annette se contenta d’incliner la tête.

— Si vous étiez dans une de nos grandes villes des États-Unis, reprit la fille de Richard d’Azur, toujours s’adressant à la jeune aveugle, sur le même ton sec et dur, on vous placerait dans quelqu’institution, avec d’autres personnes affligées comme vous l’êtes, et on vous mettrait en position de gagner votre vie… autrement qu’en tendant la main au coin des rues.

Annette eut un petit cri désolé, qu’Yvon ne put s’empêcher de comparer à la plainte d’un oiseau blessé, et, instinctivement, ses yeux se portèrent vers le jeune homme, tout comme s’ils eussent pu le voir, et qu’ils eussent imploré sa protection.

— Pardon, Mlle d’Azur, fit le jeune homme, d’une voix où tremblait la colère, tandis que sa main se posait affectueusement sur la tête blonde de l’aveugle ; mais vous n’avez pas l’air de comprendre du tout la situation de Mlle Annette !… Elle ne mendie pas ; elle chante, pour gagner sa vie comme une autre vendrait des fleurs, ou de menus objets, dans le même but.

— Sans doute, M. Ducastel, murmura Luella. Cependant…

— Il n’est personne, à W… et les environs qui n’estime Mlle Annette et ne soit prêt à payer son obole pour le plaisir de l’entendre chanter, interrompit Yvon, d’un ton froid, à l’adresse de Luella.

— Oh ! Mais ! Je n’avais pas l’intention de blesser les sentiments de Mlle Annette, M. Ducastel, et je lui demande bien pardon, si je l’ai offensée ! s’écria Luella d’Azur hypocritement.

Elle venait de comprendre qu’elle avait fait une gaffe, une énorme gaffe, en présence de celui dont elle recherchait tant l’admiration.

— Je vous crois sans peine, Mlle d’Azur, répliqua Yvon. Personne au monde, à moins d’être tout à fait dépourvu de cœur, ne voudrait blesser une jeune fille aussi affligée que l’est Mlle Annette.

Luella comprit aussi que M. Ducastel venait de lui donner une leçon et elle résolut d’en profiter… au moins, en sa présence, à lui.

— Voici pour vous aider, Mlle Annette, fit Luella d’une voix douce… si douce que Yvon, qui ne perdait pas facilement ses préjugés, la qualifia plutôt de doucereuse.