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BOIS-SINISTRE

venu aux Pelouses-d’Émeraude, demandant à me parler. L’individu avait tellement mauvaise mine que mes domestiques voulurent le chasser ; mais il a trouvé le moyen de m’approcher… Il m’a remis la lettre de Caïn, sans prononcer une seule parole, puis il se disposait à partir, sans avoir ouvert la bouche.

— Vous sortez de prison ? lui demandai-je, après avoir jeté un coup d’œil sur la signature de la lettre.

— Oui, me répondit-il. Et puis, après ?

— Avez-vous de l’argent ? fis-je.

Il me montra une poignée de sous et de petites pièces blanches, qu’il retira de sa poche.

— Le nègre… Il m’a donné cela… En retour, j’ai promis de vous remettre sa lettre.

Donc, je donnai à cet homme une somme d’argent et il partit, après m’avoir remerciée. Et lorsque j’eus pris connaissance de la lettre de Caïn, je regrettai de n’avoir pas été plus généreuse envers son messager.

— Le fait est qu’il nous a rendu un immense service, dit Mlle Brasier, et Caïn, le nègre…

— J’espère qu’il ne sera pas pendu, fis-je.

— Moi aussi je l’espère.

— Je ne crois pas que Caïn monte sur l’échafaud, dit Béatrix. J’ai causé avec M. Beaurivage, qui défend le nègre, comme vous le savez, et il m’a fait entendre que la sentence serait changée, de meurtre à homicide.

Notre espoir fut réalisé : Caïn, le valet nègre d’Aurèle Martigny, ne monta pas sur l’échafaud ; il fut condamné, à vie, au pénitencier. C’était mieux que la pendaison, dans tous les cas.

Mais Caïn ne moisit pas au pénitencier ; moins de six mois après sa condamnation, il reçut une balle en plein cœur, au moment où il essayait de s’évader, avec un autre prisonnier.

Et ce fut là le dernier acte de la tragédie.

XLVII

TOUS HEUREUX


Un an s’était écoulé depuis les évènements racontés dans le précédent chapitre.

Rocques Valgai était de retour du sud des États-Unis, y ayant complété, à sa satisfaction, l’ouvrage qu’il avait laissé inachevé, lors de son dernier voyage.

Sa première visite, en arrivant à J… fut pour Béatrix ; sa seconde fut pour nous. Que nous étions heureuses de le revoir ce cher Rocques !

Une autre année s’écoula… puis il y eut un grand mariage aux Pelouses-d’Émeraude : Béatrix, la riche veuve d’Aurèle Martigny, épousait Rocques Valgai, l’artiste, pauvre mais distingué.

Qu’ils étaient heureux ces deux-là, Béatrix et Rocques ! Mlle Brasier et moi aussi, nous étions heureuses de leur bonheur.

Quoique Rocques Valgai ne fut plus obligé de gagner sa vie maintenant avec son pinceau, il continuait à travailler, par amour pour son art, et aussi parce que tout homme, qui est un homme, n’aime pas à être dépendant de sa femme. D’ailleurs, le jeune artiste disait souvent :

— Après ma femme bien-aimée, c’est mon art que j’aime le plus en ce monde !

Inutile de dire peut-être que Mlle Brasier et moi nous étions toujours les très bienvenues aux Pelouses-d’Émeraude et que les Valgai étaient toujours tout à fait chez eux à Bois Sinistre ?

Un an et demi s’écoula encore…

Dans les larges corridors et les immenses pièces des Pelouses-d’Émeraude il y a beaucoup de va-et-vient, beaucoup d’agitation, beaucoup d’excitation, car une héritière est née aux Valgai. Une belle, gentille enfant aussi ! J’ai eu l’honneur d’être marraine, et la petite porte mon nom : Marita ; un autre honneur que j’apprécie à sa valeur, soyez-en assurés.

Un an, deux ans, trois ans s’écoulent encore et si rapidement qu’on a peine à les voir…

Sur le promontoire, du côté de Roc-Nu, une belle et imposante construction en pierre de taille a été érigée : c’est mon l’orphelinat, pour lequel nous avons tant travaillé Mlle Brasier et moi et pour lequel nous travaillons encore. Car nous tenons à contribuer au maintien de cette institution, où plus de cinquante orphelins, sous les soins maternels de Mme Simon, prospèrent et sont heureux.

La fortune d’Aurèle Martigny était allée à sa veuve ; mais ni elle ni son mari n’avaient voulu en toucher un sou. La maison, à M… communément connue sous le nom du « palais Martigny », avait été convertie,