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BOIS-SINISTRE

levâmes pour partir. Mme Martigny s’était retirée au fond du salon où elle examinait une gravure qui l’intéressait. J’étais donc seule avec Béatrix. Mais nous n’osions pas échanger un seul mot sur le sujet qui nous intéressait et nous préoccupait le plus au monde ; il nous fallait parler de choses indifférentes. Nos yeux parlaient cependant… il était évident que nous étions, toutes deux, affolées d’inquiétudes et de frayeur.

Soudain, la porte du salon fut brusquement ouverte et une jeune servante se précipita dans la pièce ; elle paraissait très excitée.

— Madame ! Ô Madame ! s’écria-t-elle, en s’adressant à Béatrix.

— Qu’y a-t-il, Rachel ? Qu’est-ce qui vous excite tant ? Et depuis quand prenez-vous la liberté d’entrer dans une chambre, sans frapper pour demander admission auparavant ? demanda Béatrix.

— Je vous prie bien humblement de me pardonner, Madame, répondit la servante. Mais, je viens d’apprendre que…

— Apprendre que… quoi, Rachel ?

— C’est… c’est à propos du… de…

— Voulez-vous bien parler, ma fille ! s’exclama Béatrix, très impatientée. Et vraiment, on l’eut été à moins.

— Madame, fit Rachel, le… le… meurtrier de M. Martigny…

— Ma fille, dis-je, m’adressant à la servante, hâtez-vous de dire ce que vous avez à dire, hein ? Ne voyez-vous pas que votre maîtresse…

— Le meurtrier, Madame… il vient d’être arrêté… ils le conduisent droit en prison.

Mme Martigny cria.

Moi, je me sentis prise de vertige ; je pouvais à peine me tenir sur mes jambes. C’était donc arrivé enfin ce que nous craignions tant depuis… depuis le soir de la tragédie ?… Et malgré ce que nous avions fait pour détruire l’évidence ; malgré que nous eussions chargé notre âme d’un presque crime : que nous soyons devenues, en quelque sorte, complices d’un assassinat ; malgré, envers, et contre tout, Rocques Valgai avait été arrêté !

Et Béatrix, murmurant tout bas le nom de Rocques, tomba évanouie à mes pieds…

XLIV

LE MEURTRIER D’AURÈLE MARTIGNY


Mme Martigny accourut à mon aide ; à nous deux, nous transportâmes Béatrix sur un canapé, puis nous baignâmes d’eau froide son visage et ses mains, jusqu’à ce qu’elle reprit connaissance.

Mme Duverney… murmura-t-elle.

Heureusement, Mme Martigny, occupée, un peu plus loin, à verser de l’eau dans un verre, ne l’entendit pas.

— Vous êtes mieux, Béatrix, n’est-ce pas ? demandai je vivement.

— Oui… Je me sens mieux, merci… Rachel, la servante ?… Où est-elle ?

— Je l’ai renvoyée… avec ordre de se mêler de ses affaires, Béatrix, répondis-je.

— Je désire lui parler… l’interroger…

— Tout à l’heure, chère enfant, tout à l’heure ! Pour le moment, ce que vous avez de mieux à faire c’est de vous reposer un peu.

— Je vous obéis, Mme Duverney… comme je le fais toujours, fit-elle en souriant tristement.

— Puisque vous voilà toute revenue, Béatrix, ma chère, intervint Mme Martigny, je crois que je vais vous laisser aux soins de Mme Duverney, tandis que j’irai rendre visite à Mme Beaurivage. Ça ne vous déplaît pas, n’est-ce pas, chérie ? Je ne serai pas longtemps Mme Duverney ; une demi-heure tout au plus, puis je reviendrai. Au revoir !

— Au revoir, chère amie ! répondis-je sur un ton qui, je l’espérais du moins, ne dénotait pas trop la hâte que j’éprouvais de la voir partir : je voulais tant être seule avec Béatrix !

— Ma chère enfant, dis-je à la jeune veuve, aussitôt que Mme Martigny nous eut quittées, je vais faire venir Rachel immédiatement, si vous le désirez ; il vaut mieux savoir tout à fait à quoi nous en tenir… Ce suspens

— Oui ! Oui ! Faites venir Rachel, tout de suite, tout de suite ! Ce suspens me tue.

— Vous serez brave cependant, n’est-ce pas, Béatrix ? Souvenez-vous que les domestiques ont les yeux et les oreilles à pic, toujours, surtout lorsqu’il s’agit de choses concernant leurs maîtres.