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BOIS-SINISTRE

vidence du crime qui venait d’être commis… et nous allions payer chèrement notre malencontreuse intervention, j’en étais convaincue. Le scandale qui découlerait de tout cela serait terrible ; nous ne saurions plus où nous cacher ensuite !…

Il n’y avait qu’une chose que je ne regrettais pas, que je ne regretterais jamais non plus ; c’était d’avoir jeté le couteau de Rocques dans le Lac Judas. Cette preuve convaincante de la culpabilité de celui que nous avions considéré longtemps comme notre jeune ami, ne serait jamais trouvé, car le couteau était lourd et il avait immédiatement coulé à fond. À moins qu’on ne se servit de grapins pour faire une investigation dans le lit du lac… mais on ne ferait pas cela ; pourquoi le ferait-on ?

Les événements se passèrent ainsi que je me les étais imaginée. Aussitôt que Eustache Martigny fut de retour, il mit un détective sur la trace du meurtrier de son frère. Ce détective !… J’en avais une excessive peur !… C’était un homme trapu, aux cheveux et à la barbe noirs, dont les yeux, noirs aussi et perçants comme des vrilles, semblaient vous transpercer de part et d’autre et vous demander compte de chacune de vos actions, de vos pensées.

Oui, ce détective me faisait peur, horriblement peur ! J’étais devenue tellement nerveuse, faisant les sauts les plus ridicules au moindre bruit inusité, tremblant de frayeur, si j’apercevais quelqu’un montant L’Avenue des Cèdres ; criant, oui criant, à la vue d’un visage étranger, et m’évanouissant presque, si quelqu’un s’adonnait à me toucher, même me frôler en passant. Allais-je perdre la raison ? Je ne pouvais vivre dans cet état continuel d’énervement et de peur, sans que mon intelligence en sombrât, sûrement !

Et Mlle Brasier ?… Eh ! bien, elle ne pouvait être pire que moi : mais, elle aussi, était menacée de perdre la tête, je crois. Nous ne quittions Bois-Sinistre que lorsque nous y étions obligées, car notre pâleur, notre agitation, n’auraient pu manquer de susciter les commentaires, nous le savions.

Un jour, en sortant d’un magasin où j’étais allée faire divers achats, je sentis une main se poser sur mon épaule. Je ne pus m’empêcher de crier ; de plus, je crus que j’allais m’évanouir… Le détective !… Ça devait être lui ! Je serais arrêtée… pour complicité dans le meurtre d’Aurèle Martigny… Rapidement passèrent devant mes yeux les visages de Béatrix et de Mlle Brasier ; elles aussi… leur tour viendrait !… Eh ! bien, nous devions nous y attendre !

— Mais ! Ma chère Mme Duverney ! Qu’avez-vous ! Qu’y a-t il ?… Vos nerfs sont malades, bien sur ! Ma pauvre amie…

Mme Foret ! m’écriai-je, soulagée. Je… Je…

— Vous êtes malade, n’est-ce pas ?

— Non ! Non ! Seulement un peu fatiguée, répondis-je en souriant.

— Fatiguée ?

— Nous travaillons peut être un peu trop fort, Mlle Brasier et moi… Je m’aperçois, depuis quelque temps, que je deviens excessivement nerveuse.

— Vous avez tort de vous faire mourir à travailler, croyez-le, me dit Mme Foret. C’est bien bel et bon d’avoir de l’ambition à propos de votre futur orphelinat ; mais si vous vous rendez malade, vous ne pourrez pas jouir de votre bonne œuvre, ma chère.

— Je me propose de prendre un repos, dis-je en souriant. Mlle Brasier elle aussi est fatiguée d’ailleurs et…

— Ah ! À propos de Mlle Brasier… Mon mari l’a rencontrée, l’autre jour… Il m’a dit qu’elle était bien changée et… nerveuse, tressautant au moindre bruit ; il lui a même prescrit un calmant, dit Mme Foret. Suivez mon conseil toutes deux chère amie, continua-t-elle ; laissez l’ouvrage de côté pour un certain temps et reposez-vous ; vous en avez grandement besoin, selon moi.

Mme Eustache Martigny vint nous rendre visite, un matin. Nous ne l’attendions pas : mais, inutile de le dire, elle fut la mille fois bienvenue.

— Mon mari est absent, nous dit-elle ; il a quitté Site-Morne, ce matin.

Il est allé à M… sans doute ? demandai-je, voir aux affaires de son frère…

— Je n’en sais rien, répondit Mme Martigny. Il est parti avec cet individu… le détective, je veux dire ; donc, j’ai pensé que j’aimerais à venir passer une partie de la journée avec vous, Mesdames… si je ne suis pas de trop, s’entend, ajouta-t-elle en souriant.

— Vous savez bien que nous sommes heureuses de vous recevoir ! fis-je.

— Vous n’avez pas été malade, Mme  Du-