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BOIS-SINISTRE

railles de son père, mais nous n’avions pas eu l’occasion de lui dire un seul mot en particulier.

Nous avions cessé de travailler à nos cadres. Les diverses commandes que nous avions en mains restaient là, inachevées, et notre atelier avait un air abandonné, qui m’eut fait mal au cœur, si je n’avais pas été trop préoccupée pour m’en apercevoir, ou du moins, pour m’y arrêter.

Le fait est que nous étions presque malades, ma compagne et moi. Nous ne vivions plus que pour l’heure du courrier, dévorant les journaux et nous demandant, chaque jour, quelles nouvelles horreurs ils allaient contenir.

Quinze jours s’écoulèrent… et quelle quinzaine énervante ce fut pour nous !

Enfin la nouvelle fut publiée : le cadavre d’Aurèle Martigny avait été trouvé, dans le Lac Judas, à deux milles à peu près de Site-Morne, la propriété de son frère ; ce dernier, absent depuis quelques mois, voyageait en Europe, avec sa femme.

M. Martigny avait été trouvé dans le lac, mais ce n’était pas une noyade accidentelle, car il avait été dardé en plein cœur par une lame tranchante quelconque : un couteau probablement.

La triste nouvelle, disait « Le Babil », avait été annoncée, avec tous les ménagements et toutes précautions du monde, à Mme Martigny, qui n’avait pas encore quitté les Pelouses-d’Émeraude, depuis le décès de M. Tourville, son père. Un câblogramme avait été envoyé à M. Eustache Martigny, le frère de l’homme assassiné, l’enjoignant de revenir immédiatement au pays.

Il y aurait enquête, dans quelques jours et tous les efforts possibles seraient faits pour découvrir le coupable de ce lâche assassinat.

Ainsi que Béatrix l’avait prédit, le corps d’Aurèle Martigny avait été porté loin, bien loin de Bois-Sinistre !… Quel soulagement pour nous ! Et voyant que, à mesure que l’enquête se poursuivait, le nom de Bois-Sinistre n’était pas une seule fois mentionné, je regrettai moins… je ne regrettai plus du tout même, la tragédie qui s’était jouée sur l’extrême bord du promontoire… il y avait si peu de temps.

Le verdict fut comme suit : « M. Aurèle Martigny avait été assassiné d’un coup de couteau dans le cœur, par une personne inconnue ».

Et ce fut tout…

L’horrible incident eut été oublié assez vite probablement. Aurèle Martigny n’avait pas été très connu, ni très populaire, à J… et ses environs ; bientôt, on parlerait d’autre chose.

Mais un soir, un entrefilet parut dans le journal, entrefilet qui me causa presque une syncope du cœur et qui sembla coaguler tout le sang dans mes veines. Voici ce que je lus :

« M. Eustache Martigny sera bientôt de retour au pays. Il est rumeur qu’il revient avec l’intention d’engager des détectives, pour découvrir le meurtrier de son frère, M. Aurèle Martigny, si lâchement assassiné, tout dernièrement ».

— Ainsi, pensai-je, ce n’est pas fini cette affaire !… Fini ?… Mais, ça ne fait que de commencer ! Que Dieu nous vienne en aide !

XLIII

SUR LE « QUI VIVE »


« Il est rare qu’un meurtre reste impuni ».

Cette phrase, que j’avais entendue, un jour, à propos de… je ne me souviens plus quel événement, me revenait sans cesse à la mémoire, depuis que j’avais lu le petit entrefilet dans « Le Babil ». M. Eustache Martigny serait bientôt de retour de voyage ; il revenait, en toute hâte, venger la mort de son frère ; il revenait, avec l’intention de donner chasse au meurtrier, de mettre les plus fins limiers à sa poursuite ; de le trouver, en un mot, et de le faire monter sur l’échafaud.

Ces détectives !… Ils peuvent tout découvrir !… Ils déterrent les plus petites preuves !… Ils pénètrent, pour ainsi dire, dans la vie d’un homme (ou d’une femme) et ils en découvrent jusqu’à ses pensées les plus intimes souvent… Vraiment, mais n’étions pas encore sortis du bois Béatrix… Mlle Brasier… Rocques… et moi… sans mentionner Bois-Sinistre

Les choses étant comme elles l’étaient maintenant, combien je regrettais de n’avoir pas agi selon ma conscience, le soir de la tragédie !… Nous étions intervenues avec la Justice ; nous avions détruit l’é-