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BOIS-SINISTRE

pas encore dix heures ! s’écria Mlle Brasier. Grand Dieu ! Il y a à peine une heure…

— Partons ! Partons, sans perdre une minutes, pour les Pelouses-d’Émeraude ! fis-je vivement. (Vraiment, nous n’avions pas de temps à perdre en réflexions morbides) !

Nous nous rendîmes aux écuries et « en un tour de main » comme eut dit ce pauvre Rocques, le cheval fut attelé à la voiture ; nous étions prêtes à partir, et ce n’était pas trop tôt.

Nous volâmes littéralement au-dessus de L’Avenue des Cèdres ; mais je fis ralentir l’allure de notre bipède lorsque nous commençâmes à apercevoir les maisons bordant le lac. Arriver au village à fond de train, cela eut attiré l’attention sur nous… ce que nous voulions éviter à tout prix.

Arrivées aux Pelouses-d’Émeraude, je conduisis le cheval presque jusqu’à la porte d’entrée et, ainsi qu’il avait été convenu entre nous, Béatrix sonna pour demander l’admission.

Au bout de quelques instants, la porte fut ouverte par la garde-malade. Du siège que nous occupions dans la voiture, Mlle Brasier et moi, nous pouvions distinguer la jeune fille clairement, dans le corridor vivement éclairé.

Mme Martigny ! s’écria-t-elle, en apercevant Béatrix. Ô Mme Martigny ! Que je suis contente de vous savoir de retour ! Quel soulagement pour moi !

— Qu’y a-t-il ? demanda Béatrix. Cela va-t-il plus mal ici ? Mon père aurait-il rempiré ?

M. Tourville n’a pas l’air aussi bien, ce soir, Mme Martigny, répondit la garde-malade. De fait… il m’a l’air d’être plus mal… beaucoup plus mal.

Mlle Brasier et moi nous descendîmes de voiture et nous nous avançâmes jusqu’au pied des marches conduisant à la maison.

— Vous dites que M. Tourville est plus mal, ce soir. Rose ? demandai-je.

— Mais ! C’est Mme Duverney ! s’exclama la garde-malade, une jeune fille du village que nous connaissions bien Mlle Brasier et moi.

M. Tourville ? répétai-je.

M. Tourville est pire, ce soir, Mme Duverney, répondit Rose. Savez-vous, ajouta-t-elle, j’étais presque certaine que Mme Martigny était allée à Bois-Sinistre, et vraiment, je ne savais comment m’y prendre pour l’avertir de ce qui se passe… L’état de M. Tourville est très inquiétant.

— Je suis vraiment en faute d’avoir gardé Mme Martigny si longtemps chez moi alors, répliquai-je, avec un sourire un peu forcé. Mais, vous le savez, le temps passe si vite quand on cause.

— Ça se comprend ! répondit Rose… Les domestiques étant tous absents, ajouta-t-elle, je n’avais aucun moyen d’envoyer chercher Mme Martigny… Vous dire si j’en ai fait du mauvais sang, depuis une heure !

— Pauvre Rose ! fis-je.

— Entrez donc, Mme Duverney, Mlle Brasier ! dit, à ce moment Béatrix. Moi, je monte immédiatement à la chambre de mon père. S’il vous plaît m’attendre dans le salon.

— Avec plaisir, Béatrix, répondis-je.

Ayant attaché le cheval à un poteau, sous un arbre, à l’abri de la pluie, j’entrai dans la maison, suivi de Mlle Brasier.

XLI

« IL N’EST RIEN DE CERTAIN COMME LA MORT »


C’était la première fois que je mettais le pied aux Pelouses-d’Émeraude depuis que j’avais vendu ma propriété à M. Tourville. Combien j’eusse été heureuse de revoir cette maison où j’avais connu tant de paix et de réel bonheur, en d’autres circonstances que les présentes ! Mais, sous le coup de l’horrible tragédie qui venait de se dérouler à Bois-Sinistre, je ne pouvais penser à autre chose vraiment.

— Je suis si peinée que M. Martigny ait été obligé de partir pour M… par le train de neuf heures ! nous dit la garde-malade, lorsqu’elle nous eut fait entrer dans le salon.

M. Tourville est-il en danger de mort ? demandai-je.

— Oui, Mme Duverney… M. Tourville se meurt… Et Mme Martigny n’aura pas son mari auprès d’elle pour la consoler… C’est pourquoi je dis qu’il est infiniment regrettable qu’il ait été obligé de partir ce soir.

Je jetai les yeux sur Mlle Brasier et je m’aperçus qu’elle me regardait ; elle était très pâle ; je présume que je devais l’être moi aussi.

— J’attends le Docteur Foret d’un mo-