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BOIS-SINISTRE

À ce moment, la pluie se mit à tomber ; la pluie, que nous appelions de tous nos vœux.

XL

POUR ÉLOIGNER LES SOUPÇONS


Nous nous glissâmes dans la bibliothèque, plus mortes que vives.

Nous tombâmes, épuisées, sur le canapé ; nous étions oppressées, toutes trois, comme si nous venions de faire une longue course. Je ne pouvais pas voir mon propre visage, naturellement ; mais je voyais ceux de mes compagnes ; ils étaient effrayants à voir : pâles, les yeux cernés de noir jusqu’au milieu des joues, les lèvres tendues comme en un rictus, les yeux remplis de frayeur…

Le silence régna dans la bibliothèque, tout d’abord, puis, d’une voix tremblante, je dis :

— Écoutez, Mlle Brasier ! Écoutez, Béatrix ! Un meurtre a été commis, ce soir, sur ma propriété. Laissons à Dieu de nous juger ; de décider si nous avons eu tort d’agir ainsi que nous venons de le faire, afin d’éloigner de nous, qui sommes innocentes, tout soupçon… Nous avons disposé du corps de l’homme assassiné ; nous l’avons précipité, du haut des rochers, dans le Lac Judas… Ma conscience me dit que nous avons mal agi, très mal même… Mais passons…

— Essayons d’oublier… commença Mlle Brasier.

— Oublier ! m’exclamai-je. Eh ! bien, repris-je, nous pouvons toujours essayer de n’y plus penser…

— Avec le temps… murmura Béatrix.

— Oui, avec le temps s’atténueront nos impressions de cette nuit… du moins, espérons-le… Maintenant, il n’y a que nous trois qui soyons dans le secret de la tragédie (excepté l’assassin lui-même, s’entend), Prospérine et Zeus ne se sont pas éveillés, cela je pourrais le jurer et, heureusement, Mme Simon, l’infirmière, a dû nous quitter hier, pour se rendre auprès d’un autre malade… La question, pour le moment, c’est celle-ci : « et puis après » ?

— Comment, « et puis après », Mme Duverney ? demanda Béatrix. Que voulez-vous dire ?

— Je veux dire, que nous reste-t-il à faire ?

— Mais… rien, ce me semble !

— Rien, dites-vous, Béatrix ? Ce n’est pas là mon opinion ; il nous reste beaucoup à faire, et il faut vite nous exécuter.

— Je ne comprends pas… balbutia la jeune femme.

— Voici : nous avons écarté les soupçons au sujet du meurtrier d’Aurèle Martigny : c’est très bien… il nous reste maintenant à nous protéger nous-mêmes et pour ce faire, nous allons agir promptement… Tout d’abord, Béatrix, vous allez retourner aux Pelouses-d’Émeraude, sans perdre un instant !

— Retourner… Retourner aux Pelouses-d’Émeraude, Mme Duverney ? Oh ! Je ne le pourrais pas ; non vraiment, je ne le pourrais pas !

— Vous le pouvez, et vous le ferez, Béatrix ! Les domestiques sont allés à une danse, nous avez-vous dit ; mais il reste la garde-malade. et elle sait que vous avez quitté la maison.

— C’est bien vrai… dit Béatrix.

— Nous allons partir pour les Pelouses-d’Émeraude le plus tôt possible.

— Il vous faudra faire lever Zeus alors, Mme Duverney, dit Mlle Brasier. Nous ne pouvons nous rendre aux Pelouses-d’Émeraude à pied et…

— Heureusement, je peux atteler un cheval moi-même, Mlle Brasier, répondis-je ; j’attellerai notre plus rapide coursier à la voiture légère… Quelle heure est-il ? demandai-je.

Béatrix regarda l’heure à sa montre.

— Il est dix heures moins le quart, me répondit-elle.

— Dix heures moins le quart ? Mais, ma pauvre enfant, votre montre doit être arrêtée ; il est plus près de minuit que de dix heures, je parierais.

Je me levai et j’allai regarder l’heure à l’horloge de la pièce où nous nous tenions, et je vis qu’en effet, il n’était que dix heure moins le quart. Jamais je n’aurais cru qu’il fut de si bonne heure ! Ah ! c’est qu’il s’était passé de si tragiques événements, dans l’espace d’un peu plus d’une heure ! L’arrivée d’Aurèle Martigny… le départ de Rocques Valgai… celui du mari de Béatrix… puis… puis… la chose épouvantable… tout à l’heure… au bord du précipice… au fond du Lac Judas maintenant…

— Votre montre est bien, Béatrix, dis-je.

— Vous voulez dire qu’il n’est réellement