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BOIS-SINISTRE

— Comment ! Vous laisser seules ici, avec cet homme ! Jamais !

— Il le faut ! Il ne nous fera aucun mal, croyez-le. C’est vous qui le mettez en colère ; à nous trois, Béatrix, Mlle Brasier et moi, nous en viendrons bien à bout… Partez ! Je vous en supplie, partez !

— Je ne le puis pas… Je serais trop inquiet à votre sujet.

— Oui, vous le pouvez… et vous le ferez, mon ami. Vous ne sauriez refuser ce que je vous demande, au nom de l’amitié. Partez… Allez faire une petite promenade, dehors ; vous vous sentirez mieux… moins… belliqueux, lorsque vous reviendrez, ajoutai-je en souriant un peu tristement…

— Mais ! C’est presqu’impossible ce que vous me demandez, Mme Duverney ! Vous laisser à la merci de cet individu lâche et brutal !

— Allons ! Allons, mon ami ! Essayez de raisonner un peu… Béatrix n’est-elle pas assez malheureuse ? Faut-il que vous la compromettiez à tout jamais, la pauvre enfant ?

Il partit, emportant avec lui sa petite valise, sa boîte de peinture… et son couteau… (mais ceci, nous ne le remarquâmes que plus tard). Il partit… Cependant, il ne quitta pas les environs de Bois Sinistre ; pas immédiatement, dans tous les cas, car je le vis, à plus d’une reprise, nous observer tous quatre, Béatrix, Mlle Brasier, Aurèle Martigny et moi, à travers le châssis, dont la store était relevée.

La scène qui se passa, après le départ de Rocques, fut si horrible, que je préfère n’y pas insister. Aurèle Martigny tempêta, ragea, se servant d’un langage seyant mal à d’honnêtes oreilles. Béatrix, impassible, (apparemment du moins) sous l’avalanche qui lui arrivait, déclara, à la fin, qu’elle y était résolue ; elle ne suivrait pas son mari ; elle ne quitterait pas Bois Sinistre avec lui et ne retournerait aux Pelouses-d’Émeraude que le lendemain, dans la matinée. C’était inutile d’insister, acheva-t-elle ; tous les discours du monde ; toutes les insultes que son mari pourraient inventer, ne changeraient pas sa décision.

— Écoute, Béatrix, tonna Aurèle Martigny, écumant de rage, j’ai laissé mon cheval et ma voiture dans l’Avenue des Cèdres et je m’en vais conduire le cheval ici immédiatement… immédiatement, entends-tu, et je vais te ramener ainsi chez ton père, tu ferais bien de te décider à m’obéir, car, aussi vrai que j’existe, je t’emporterai de force et je te ramènerai aux Pelouses-d’Émeraude, que tu aimes cela ou non. Nous verrons bien qui est le maître, ma chère !

Il sortit, fermant la porte avec grand fracas derrière lui.

Béatrix se mit à pleurer…

Mlle Brasier et moi, nous étions silencieuses… Que pouvions-nous dire ? Que pouvions-nous faire d’ailleurs ?

Soudain, il nous parvint un son étrange, venant du petit bois de sapins, sur lequel, on s’en souvient, ouvrait l’une des portes de la bibliothèque; c’était le bruit d’un piétinement, accompagné de celui d’une chute, suivis immédiatement d’une sorte de glissement… on eut dit que quelqu’un glissait… glissait… Puis il y eut un cri… un terrible cri… que j’entendrai jusqu’à mon dernier jour…

Bravo, dans la cuisine, se mit à hurler sinistrement…

Un autre cri nous parvint… un cri à faire dresser nos cheveux sur nos têtes… Puis, tout devint silencieux.

XXXVII

SUR L’EXTRÊME BORD DU PROMONTOIRE


Nous nous regardâmes, Béatrix, Mlle Brasier et moi ; le fait est que nous étions à moitié mortes de peur, toutes trois.

— Rocques… murmura Béatrix.

Rocques… Oui, nous avions eu, toutes, la même pensée… Ne l’avais-je pas vu, plus d’une fois, nous regarder, à travers l’une des fenêtres de la bibliothèque ? N’avait-il pas menacé Aurèle Martigny ? N’avait-il pas dit au mari de Béatrix qu’il le tuerait ? N’avait-il pas essayé même de le darder au cœur, avec son couteau, tout à l’heure ? Et… Ah ! N’avait-il pas emporté son couteau avec lui, en quittant la bibliothèque ?

— Ce cri… balbutia Béatrix ; cet horrible cri ! C’était la voix de mon mari !

Cela aussi, nous en étions convaincues ; nous avions reconnu la voix… et nous en étions stupides de peur.

Cette pauvre Béatrix faisait pitié à voir ; elle ne serait pas plus pâle, plus changée, à