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BOIS-SINISTRE

moi ! Ne le laissez pas m’entraîner hors d’ici. Rocques ! implora-t-elle. Ils me tueraient à eux deux, mon mari et son valet nègre Caïn !

— Viens-t’en, Béatrix ! ordonna Aurèle Martigny.

— Non ! Non ! cria-t-elle. Ils me tueront ! Ils me tueront ! Je sais ce que je dis ! Sauvez-moi ! Sauvez-moi, de grâce !

— Laissez-la tranquille, canaille ! s’écria Rocques. Je vous tuerai ! Vous ne méritez pas de vivre, d’ailleurs, misérable !

— Vous me tuerez, hein ? dit Aurèle Martigny avec un rire méchant. Vous vous débarrasserez de moi… puis, vous épouserez ma veuve ! Hé hé hé !

Rocques Valgai ne répondit pas, mais son poing arriva, comme un éclair, sur le menton d’Aurèle Martigny. Ce fut un rude coup que reçut le mari de Béatrix, assurément, car je le vis vaciller sur ses jambes, puis passer son mouchoir sur son front d’une main tremblante, comme s’il eut été étourdi tout à coup.

— Pas trop mal ! Pas trop mal pour une sorte de nain presque moribond comme vous, M. Valgai ! fit Aurèle Martigny avec un sourire affreux à voir. Mais, écoutez bien, jeune moucheron, votre vie payera pour l’insulte que vous venez de me faire ; votre vie, entendez-vous !

— C’est un jeu qui se joue à deux que celui-là, M. Martigny, répondit Rocques. Je ne vous crains pas plus, mon pauvre homme, que le chien hargneux que je repousse du pied, lorsqu’il vient gronder près de moi… Je le répète, vous ne méritez pas de vivre, et le plus tôt cette terre sera débarrassée de vous, le mieux ce sera.

Aurèle Martigny se contenta de hausser les épaules ; voyez-vous, il connaissait un moyen de punir Rocques, et cela, sans retard.

— Béatrix, tonna-t-il. Essuie tes yeux, ma chère, et suis-moi… tout de suite, entends-tu… et sans faire plus de scènes !

— Je ne veux pas ! Je ne veux pas ! sanglota-t-elle.

Ce fut fait dans l’espace d’un éclair : Aurèle Martigny leva la main (et je remarquai comme elle était blanche et forte cette main), puis je la vis tomber sur le visage de la femme. C’était lâche ; c’était cruel : un soufflet appliqué avec tant de force que Béatrix retomba sur le canapé… évanouie…

Mlle Brasier et moi, nous sanglotions, tandis que nous essayions de faire revenir Béatrix à sa connaissance… Tous nos efforts paraissaient inutiles cependant.

Et Rocques ?

Rocques s’était emparé de son couteau, qui était resté sur la table, et il venait de s’élancer sur Aurèle Martigny.

— Je vais vous tuer, sale chien ! criait-il. Préparez-vous à mourir !

Quelle scène ! Et que rappelait-elle à ma mémoire ? Ah ! oui… Le cauchemar, le terrible cauchemar que j’avais eu, en la nuit du 1er décembre, le jour anniversaire de la mort de mon bien-aimé Philippe… Ce cauchemar… L’ombre noire, s’interposant entre Béatrix et Rocques… La bataille, entre le jeune artiste et l’ombre… Puis… il y avait eu autre chose… mais qu’était-ce ? Ciel ! Je m’en souvenais, à présent ! Le sang… le long sillon de sang sur le plancher du studio… un sillon de sang humain qui, lentement mais sûrement, allait atteindre mes pieds !

Mlle Brasier et moi, nous fîmes des efforts surhumains pour entraîner Rocques… pour empêcher qu’un meurtre se commit, là, sous nos yeux. Aurèle Martigny ne paraissait guère rassuré, à la vue du couteau qui allait lui percer le cœur : il restait là, figé… Souvent, ces hommes réellement brutaux ne sont que des lâches, en face du danger.

— Je vais le tuer, cet homme ! fit Rocques. Je vais le tuer !

— Pour l’amour de Dieu, Rocques, m’écriai-je, contrôlez-vous ! Il est évident que vous ne savez plus ni ce que vous dites, ni ce que vous faites !

— Je vais le tuer… comme je tuerais un animal malfaisant ! répéta Rocques, qui était pâle comme un mort.

— Noirciriez vous votre âme d’un meurtre, mon jeune ami ? demanda tristement Mlle Brasier.

Nous parvînmes à l’entraîner assez loin d’Aurèle Martigny pour qu’il ne pût l’atteindre avec son couteau et tandis que Mlle Brasier était encore penchée sur Béatrix, qui tardait beaucoup à reprendre connaissance, je dis tout bas au jeune homme ;

— Si vous aimez véritablement Béatrix, Rocques ; si vous avez un peu de considération et d’amitié pour moi, partez immédiatement, immédiatement !