Page:Lacerte - Bois-Sinistre, 1929.djvu/72

Cette page a été validée par deux contributeurs.
70
BOIS-SINISTRE

— Votre mari sait-il comme vous êtes malheureuse, là-bas dans sa maison ?

— Oui ! Oui ! Il le sait, répondit Béatrix, et cela le réjouit.

— Ma chérie ! protestai-je. Vous ne devriez pas parler ainsi !

— C’est l’exacte vérité, voyez-vous, Mme Duverney, dit-elle. Aurèle Martigny est l’être le plus brutal du monde, ajouta-t-elle, assez tranquillement comme si elle eut énoncé la chose la plus ordinaire.

Ce fut à mon tour de frissonner ; je ne pus m’en empêcher.

— Pauvre chère petite, ne parlez pas ainsi, je vous en supplie ! redis-je. Il est moralement impossible que…

— Je vous dis qu’il est brutal ! s’exclama t-elle. Mais ! Je l’ai vu, de mes yeux vus, fouetter son valet nègre, Caïn je veux dire, jusqu’à ce que ce dernier (un piètre individu lui aussi, mais fort comme Samson) eut demandé grâce à genou.

— Dieu du ciel ! cria Mlle Brasier.

— Aurèle se servait d’une cravache pour fouetter Caïn… Deux fois, suis intervenue et j’ai cru que mon mari allait me tuer, tant il était en colère, à cause de mon intervention.

— Ma pauvre enfant, quelles horreurs nous racontez-vous là !

— Je n’invente rien, je vous l’assure, Mme Duverney, répondit-elle, avec un sourire amer. La première fois que je suis intervenue ainsi, j’ai reçu sur l’épaule un coup de cravache… qui avait été destiné à Caïn… et longtemps j’en portai les marques… La deuxième fois, je parvins à arracher la cravache des mains de mon mari et de la casser en deux sur mes genoux… Une scène terrible s’ensuivit… Mon mari, je le revois encore… il était pâle de colère contre moi, tandis que Caïn, le nègre, ses lèvres épaisses tendues sur ses longues dents blanches, ses yeux roulant dans leurs orbites, s’avançait vers celui qui l’avait fouetté, les mains tendues, comme pour l’étrangler… Ô mon Dieu ! Mon Dieu ! acheva-t-elle, en cachant son visage dans ses mains et éclatant en sanglots. Quelle vie j’ai menée, quelle vie ! entre mon brutal mari et ses domestiques nègres !

— Ne pleurez pas ainsi, pauvre chère enfant ! fis-je, en entourant Béatrix de mes bras.

— Comme je le disais tout à l’heure, je ne veux pas quitter les Pelouses-d’Émeraude, et c’est pourquoi je me suis sauvée de mon mari. Les domestiques sont tous allés à une danse, ce soir ; il ne reste à la maison, que la garde-malade, et elle ne quitte pas la chambre de mon père, pas un instant. Elle m’a vue partir, tout à l’heure ; je lui ai dit que j’étais menacée de la migraine et que j’allais prendre l’air dehors un peu… Je suis venue ici tout droit… Aux Pelouses-d’Émeraude tous croient qu’Aurèle est parti pour M… par le train de neuf heures, ce soir.

— Mais il n’est pas parti ?

— Oh ! non !… Il m’a aperçue, sur le chemin ; lui et son valet Caïn se sont lancés à ma poursuite. Tous deux étant fort corpulents, incapables conséquemment de courir bien fort ni bien longtemps, je les ai vite distancés, vous le pensez bien, et je me suis cachée parmi les broussailles… ils ont passé sans me voir…

— Que Dieu en soit béni ! s’exclama Mlle Brasier. S’ils vous avaient trouvée, pauvre Béatrix…

— Pourtant, interrompit la jeune femme, ils devineront que je suis venue ici, vous demander protection ; mon mari en sera convaincu et il me suivra… Ô Madame Duverney ! Ô Mlle Brasier ! Sauvez-moi ! Cachez-moi quelque part ! J’ai peur, peur !

— Je ferai tout au monde pour vous protéger, Béatrix, assurai-je.

— Moi aussi, vous n’en doutez pas, chère enfant, ajouta Mlle Brasier.

— Béatrix, demandai-je soudain, comment avez-vous pu vous décider d’épouser un tel homme ?… Pour moi, c’est un mystère !

— Jamais je n’y ai consenti, jamais ! On m’a forcée d’épouser Aurèle Martigny… Vous ne pourriez jamais vous imaginer tout ce que j’ai eu à endurer aux Pelouses-d’Émeraude, entre mon père et ma cousine duègne Arabella Tourville ! Ils me maltraitaient tout bonnement… Mon pauvre père alla jusqu’à me frapper, un jour, parce que j’osai l’accuser d’avoir détruit de mes lettres à Rocques et aussi les lettres de Rocques, à mon adresse… Donc, entre deux… horreurs, je choisis celui que je jugeai être le moindre, et j’épousai Aurèle Martigny… Ô ciel ! ajouta-t-elle en sanglotant, si j’avais su ce que je sais aujourd’hui, j’aurais préféré rester avec mon père et même, il aurait pu me frapper…