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BOIS-SINISTRE

ques, et j’ai tellement peur de le perdre que j’ai fait graver mon nom sur la poignée : voyez !

« Rocques Valgai » vis-je, en effet sur la poignée du couteau.

— Ce couteau coupe comme un rasoir et les lames en sont si souples que je m’en sers, souvent, pour démêler mes peintures… lorsque j’ai égaré mon véritable couteau à peinture, ce qui m’arrive parfois… Maintenant où est ce bout de corde, que je le coupe ?

À ce moment-là, nous entendîmes des coups précipités frappés à la fenêtre de la bibliothèque. Quoique les stores fussent baissées et que personne ne pouvait nous voir, du dehors, Mlle Brasier et moi ne pûmes nous empêcher de crier de toutes nos forces ; évidemment, l’incident de la chute du portrait de mon ancêtre nous avait beaucoup énervées, toutes deux !

— Allons, Mesdames, allons ! dit Rocques. Je vous en prie, ne criez pas ainsi !

— Mais qui peut bien frapper à la fenêtre… et à cette heure ? m’écriai-je.

— Je vais aller voir…

— Non ! Non ! N’y allez pas ! implora Mlle Brasier, tandis que, cramponnée au bras du jeune homme, j’essayais de le retenir.

— Mais…

La porte de la bibliothèque ouvrant sur le petit bois de sapins venait de s’ouvrir brusquement, et au même instant, la store de l’une des fenêtres remonta jusqu’au plafond, avec un bruit qui nous sembla assourdissant.

Une femme, recouverte entièrement d’un long manteau de nuance sombre, s’était précipitée dans la bibliothèque.

— Sauvez-moi Sauvez-moi ! cria-t-elle. Ô Madame, ajouta-t-elle, en s’adressant directement à moi, pour l’amour du ciel, sauvez moi !

— Béatrix ! C’est Béatrix ! m’écriai-je.

— Sauvez-moi ! répéta-t-elle.

— Vous sauver, chère enfant ? demandai-je. Mais, de qui… ou de quoi ?

— Ils me poursuivent ! Cachez-moi quelque part ! Vite ! Vite !

— Qui est-ce qui vous poursuit, ma pauvre Béatrix ? fis-je. Expliquez-vous, je vous prie !

— Mon mari… Aurèle Martigny… il est à ma poursuite… ainsi que son valet nègre Caïn… Ils devineront que je suis venue droit ici et…

— Béatrix, dis-je, ne nous expliquerez-vous pas les choses plus clairement ?… Vous êtes si excitée, si énervés !…

— J’ai… j’ai peur… murmura-t-elle. J’entendais claquer ses dents ; elle paraissait à moitié folle d’épouvante en effet.

— Dites-moi, repris-je, depuis quand êtes-vous à J… ?

— Depuis une semaine. Mon père a été bien malade ; de fait, il ne prend pas beaucoup de mieux. Mais comme il paraissait moins faible aujourd’hui, mon mari a insisté pour que nous retournions chez-nous demain… Je lui ai dit, à Aurèle, que je ne retournerais pas là, non, jamais ! (Je la vis frissonner cette pauvre Béatrix). Ô Mme Duverney, reprit-elle, si vous saviez quelle vie j’ai menée dans cette maison qu’on nomme le « palais Martigny » !… C’est… C’est… horrible, tout simplement horrible !… Seulement des Noirs pour domestiques… Et mon mari m’a laissée seule dans cette maison, pendant des jours et des jours… Je ne comprends pas que je n’aie pas encore perdu la raison ! acheva-t-elle, et de nouveau, elle frissonna.

— Pauvre Béatrix ! Pauvre enfant ! s’écria Mlle Brasier. J’ai peur des nègres, moi aussi, ajouta-t-elle, et je ne suis pas surprise que vous ne puissiez pas les endurer autour de vous… Il n’est guère étonnant, non plus, que vous ne vouliez plus retourner au « palais Martigny » !

— Ces Noirs… reprit Béatrix. Ils me guettaient (me surveillaient peut-être), la journée entière, surtout quand Aurèle était absent de la maison : je les apercevais partout, m’observant ; derrière les portes, les rideaux, les portières… m’observant, me guettant, me surveillant… toujours… toujours… J’en était rendue à un tel point que j’éprouvais toujours le besoin de regarder par-dessus mon épaule, car je m’attendais sans cesse à être suivie par ces nègres… Oui, je le répète, je ne comprends pas comment il se fait que je n’aie pas perdu la raison !

— Pourquoi M. Martigny refuse-t-il de rester plus longtemps aux Pelouses-d’Émeraude, puisque votre père est encore si malade ? demandai-je.

— Ah ! Qui sait ?