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BOIS-SINISTRE

plement débarrassé de Rocques. Il l’a envoyé dans le sud des États-Unis… pour un an… durant un an, qui sait ce qui peut arriver ?

— Cependant, objecta ma compagne, il leur a permis de correspondre…

Je ne pus m’empêcher de hausser les épaules en riant, quoiqu’assez tristement ; Mlle Brasier était vraiment trop naïve !

— Oh ! fis-je, cela ne signifie pas grand’chose… cela ne signifie rien après tout, cette permission de correspondre. Une correspondance est assez facile à interrompre… quand on a peu de scrupules, s’entend… et je ne crois pas que M. Tourville soit embarrassé d’un bien lourd bagage de scrupules… ni même de délicatesse. Vous verrez ! Vous verrez, Mlle Brasier ! repris-je. Ils correspondront pendant un certain temps, puis, de mystérieuse façon, leurs lettres se perdront en route ; bref, ils cesseront de recevoir des nouvelles l’un de l’autre.

Pauvre Béatrix ! Pauvre Rocques ! Les pauvres enfants ! soupira Mlle Brasier. Mais peut-être êtes-vous portée à voir tout en noir, Mme Duverney…

— Je l’espère ! Je l’espère de tout mon cœur ! Et tout bas, je murmurai à mon tour : Les pauvres enfants !

Car, chaque fois que je pensais à eux, surtout depuis le départ de Rocques, j’étais assaillie d’un noir pressentiment, contre lequel j’essayais vainement de réagir.

XXX

LE CAUCHEMAR


Comme il nous manquait notre jeune ami, comme il nous manquait !

Nous avions été si habituées à le voir arriver de temps à autre, cela paraissait étrange de ne plus le voir, de ne plus l’attendre. Tout ce qui nous restait maintenant, c’était son souvenir et la réception de ses lettres. Tous les quinze jours, nous recevions une bonne longue épître de Rocques Valgai et nous essayions de nous consoler de son absence en nous disant qu’il réussissait parfaitement dans ses entreprises, là-bas, dans le sud des États-Unis, où il s’était vu obligé d’émigrer. Bientôt, sous très peu probablement, il aurait acquis la réputation d’un artiste de renom et alors…

Oui, je le répète, Rocques nous manquait ; surtout cet automne-là, qui fut la saison la plus triste, la plus désagréable, la plus déprimante qu’on puisse imaginer. Rocques… avec son sourire si aimable, son rire si contagieux, ses propos si gais… Souvent, quand sonnait la cloche de la porte d’entrée, nous nous disions ; « C’est Rocques ! » Mais aussitôt, nous nous souvenions, et nous soupirions toutes deux, Mlle Brasier et moi.

Cet automne-là ! Ce fut le plus lugubre imaginable, et à Bois Sinistre, ce fut… eh ! bien, ce fut sinistre. Lorsque tombèrent les feuilles et que le vent se mit à gémir à travers les sapins du petit bois, je me demandai plus d’une fois pourquoi, avant d’acheter cette propriété, je ne m’étais pas rappelée que l’été n’a qu’un temps ; que c’est la plus courte des saisons et que l’automne et l’hiver ce serait presqu’intolérable, sur le promontoire. On ne pense pas à tout ; plus souvent qu’autrement, on ne prévoit pas l’avenir.

Durant le jour, nous étions continuellement occupées ; conséquemment, nous ne nous arrêtions pas à « écouter les bruits de la nature ». Mais la nuit ! Le vent qui soupirait, pleurait, gémissait, sifflait, hurlait, nous tombait sur les nerfs.

Combien de fois le vent souffla en ouragan ! Alors, nous entendions ces cris mystérieux, ces éclats de rire étranges, et ces détonations d’un pistolet. Cette pauvre Prospérine en perdit presque l’esprit. Quant à moi, j’en étais rendue à regretter amèrement d’avoir acheté Bois Sinistre et je me demandais parfois si je n’allais pas me décider de mettre ma propriété en vente. Je résistai à cette tentation cependant, me disant que nous finirions par nous habituer aux fracas du vent et que avec le temps, nous n’en ferions plus aucun cas. Vraiment, c’était à espérer !

Une nuit, (c’était la nuit du 1er  décembre, l’anniversaire du décès de mon bien-aimé mari), j’eus un rêve étrange… un cauchemar plutôt… Il me semblait que j’étais assise dans mon studio, à l’heure du soleil couchant. J’entendais, venant du boudoir ouvrant sur le studio, un orchestre, jouant de la musique ravissante… Depuis j’ai compris que cette musique que j’entendais ainsi en rêve, ça devait être le bruit du vent.

Soudain, j’aperçus Caroline (la petite