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BOIS-SINISTRE

J’essayerais de lui faire voir les nuages qui se formaient, menaçants, à l’horizon de sa vie et de celle de Béatrix… Pauvres enfants ! Comme je les plaignais !

Cependant, deux longues semaines s’écoulèrent, avant que je revisse Rocques Valgai ; deux semaines, qui avaient été remplies d’événements pour les jeunes amoureux !

Et plus noirs, plus menaçants étaient devenus les nuages à leur horizon.

XXVIII

PENSÉES MORBIDES


Mlle Brasier dînait chez les Foret.

Je n’avais pu me rendre à leur invitation, au dernier moment, à cause d’un mauvais rhume qui me tracassait depuis plusieurs jours et qui paraissait devoir augmenter en gravité. De fait, j’attendais le médecin, ce soir-là même ; il avait promis de venir me faire une visite professionnelle, tout en ramenant Mlle Brasier, après le dîner.

Après avoir pris un léger souper, je me retirai dans la salle d’entrée et j’essayai de lire. Mais on sait qu’un rhume affecte les yeux aussi bien que les poumons, et bientôt, je jetai mon livre au loin et me livrai à d’assez sombres pensées… Allais-je faire une grave maladie… avoir l’influenza, ou bien une congestion des poumons… que sais-je ?

Étant seule ce soir, ce qui n’arrivait pas souvent, car Mlle Brasier ne me laissait jamais, je me sentais si triste, si triste, que pour un rien j’aurais pleuré, je crois. D’ailleurs, comment allais-je passer la veillée ? Ne pouvant ni lire ni écrire, vu que j’éprouvais des élancements dans le fond des orbites, aussitôt que j’essayais de m’appliquer à quelque chose, vraiment, je ne savais trop que faire de moi… Me mettre au lit ? Cela ne m’allait nullement… Le médecin allait venir ; je ne voulais pas le recevoir dans ma chambre à coucher, ne me sentant pas réellement assez malade pour cela.

Que ferais-je pour passer le temps ?

Distraitement, mes yeux errèrent autour de la salle d’entrée… Je remarquai une chose que je n’avais jamais remarqué auparavant : c’était que mon studio était devenu plutôt une vraie galerie de portraits, car excepté deux petits paysages peints à l’huile, et un bouquet de fleurs peint à l’eau, les murs étaient couverts de photographies de toutes sortes… Là-bas, près de la porte conduisant dans la salle à manger, était Rocques Valgai, peint à l’huile, et posé alors qu’il était assis devant son chevalet, à travailler… Vis-à-vis de Rocques, était Béatrix Tourville, resplendissante, en robe de bal… Un peu plus loin était la mère de Mme Foret, une très vieille dame aux cheveux blancs surmontés d’une boucle de fines dentelles ; elle faisait face à un vieux monsieur, depuis longtemps décédé, un monsieur à la longue barbe blanche, aux cheveux, blancs aussi, et coiffé d’une calotte noire. Le portrait de Mme Martigny était en évidence dans un petit cadre, sur un guéridon… à ses côtés était une fillette… d’autrefois ; de fait la petite sœur de Mme Martigny, morte à l’âge de dix ans et dont le nom avait été Caroline. La pauvre petite ! Qu’elle avait l’air… étrange avec sa jupe à crinoline et ses pantalons brodés, dépassant sa jupe d’au moins six pouces ! Ces militaires se faisant face, sur une table, près du foyer… qu’ils avaient l’air brave ! tandis que vis-à-vis d’eux, une dame en costume de mascarade, semblait les observer tous deux, et se demander lequel de ces braves elle préférait… À la droite du studio était le portrait agrandi d’un homme d’état, et lui faisant pendant, celui de la Reine Victoria…

Oui, c’était vraiment une galerie de portraits, et, pendant quelques instants cela m’amusa de regarder tous ces visages… J’essayais de deviner le caractère de chacun, par sa physionomie… Pour quelques-uns je réussissais assez bien, je crois… Mais, quelle fête pour un physionomiste qu’une heure passée dans mon studio, pensais-je.

Mes yeux firent, encore une fois le tour du studio, et soudain, ils s’arrêtèrent sur le portrait de mon ancêtre… Que ses yeux étaient méchants et moqueurs, ce soir !… Combien désagréable était son sourire !… Et comme cette femme semblait m’observer attentivement, de son cadre doré ! Que je haïssais ce portrait ! je l’avais toujours haï… et si ce n’eut été la crainte d’exhiber une superstitieuse terreur devant mes domestiques, il y a longtemps que je l’aurais renvoyé au grenier… Ces yeux qui