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BOIS-SINISTRE

— Je suis si contente ! dit-elle. J’aime tant Bois Sinistre ! Quel beau congé, quelle belle vacance je vais prendre !

— Nous partirons, aussitôt que vous serez prête, Mme Martigny.

— Puisque vous m’invitez, si sincèrement, si cordialement, je n’aurai garde de refuser, répondit-elle. Si vous voulez bien m’excuser pendant un petit quart d’heure, je vais faire mes préparatifs de départ… Toute une semaine à Bois Sinistre ! reprit-elle. Quelle fête pour moi !

Donc, lorsque nous quittâmes Site-Morne, Mlle Brasier et moi, nous étions accompagnées de Mme Martigny, qui paraissait aussi heureuse qu’une enfant à qui on eut donné un jouet favori ; un peu de rose était monté à ses joues, ordinairement si pâles, et ses yeux brillaient comme des étoiles.

Nous étions à un demi-mille à peu près de Site-Morne lorsque nous parvint le bruit de sabots d’un cheval, et bientôt, nous aperçûmes une petite voiture à deux roues, tirer par un pony Shetland, jolie petite bête, noire comme la nuit. Deux personnes occupaient la voiture, et nous les reconnûmes immédiatement : Béatrix Tourville et Rocques Valgai…

Béatrix conduisait le pony, et Rocques, le bras passé autour de la taille de la jeune fille (il est vrai que la voiture était très étroite) regardait cette dernière avec une expression très amoureuse.

Venant de directions opposées, la voiture à deux roues et ma berline se croisèrent, et tous nous saluâmes. J’admets que le jeune couple avait l’air assez embarrassé, mal à l’aise ; évidemment. Ils ne s’étaient pas attendus à rencontrer qui que ce fût de leurs connaissances, sur ce chemin, peu fréquenté d’ordinaire. Car, Site-Morne n’était pas précisément sur le chemin du Roi, mais sur un chemin de travers, conduisant à la propriété des Martigny seulement.

— N’est-ce pas Mlle Tourville que nous venons de rencontrer ? me demanda Mme Martigny, aussitôt que la voiture à deux roues eut disparu, à l’un des tournants de la route.

— Oui, c’est Mlle Tourville, répondis-je.

— Et le jeune homme qui l’accompagne… je crois le reconnaître ; c’est M. Rocque Valgai, l’artiste n’est-ce pas ?… Mais, j’y songe, ce jeune homme est un de vos grands amis ; je me souviens maintenant…

M. Valgai est, en effet l’un de nos bons amis, et c’est bien lui qui accompagne Mlle Tourville.

— Qui eut cru qu’ils fussent si… intimes, la riche demoiselle Tourville et l’artiste pauvre ! continua Mme Martigny, qui était loin de donner dans le commérage pourtant : elle était seulement intéressée, comme nous le sommes tous, dans le roman des jeunes.

— C’est une surprise pour moi aussi, de les voir si intimes, je veux dire, Mme Martigny, répondis-je. Il y a si peu longtemps qu’ils ont fait connaissance ensemble, ces deux-là !

— J’espère, pour le jeune artiste, qu’il n’est pas devenu amoureux de Mlle Tourville, continua notre compagne…

— Pourquoi pas ? demanda Mlle Brasier. M. Valgai est un artiste d’avenir…

— Peut-être, répliqua Mme Martigny. Mais je me suis laissée dire que M. Tourville est très ambitieux, en qui concerne l’avenir de sa fille unique.

— Je me l’imagine bien, fis-je.

M. Tourville, paraît-il, dit, à qui veut l’entendre, que sa fille n’épousera qu’un homme dont la fortune égalera la sienne (celle de M. Tourville, je veux dire)… Je ne serais donc pas étonnée d’apprendre que ces deux jeunes gens que nous venons de rencontrer, aient de grandes épreuves en réserve… Les pauvres enfants !

— Oh ! J’espère bien que non ! m’écriai-je. Je les connais tous deux, et je sais qu’ils méritent d’être heureux.

Tout de même, mon opinion ne variait pas beaucoup d’avec celle de Mme Martigny. M. Tourville, ça se voyait d’un coup d’œil, était entêté et il ne regarderait pas à briser le cœur de son unique enfant, si cela faisait son affaire, à lui. L’argent, était son dieu, prétendait-on ; or, entre Béatrix, son héritière, et Rocques Valgai l’artiste pauvre, il y avait tout un abîme… Ainsi que l’avait dit Mme Martigny, ils se préparaient des peines, des épreuves, ces deux-là : car M. Tourville ne consentirait jamais à une union entr’eux, jamais ! Il serait peut-être temps encore de les mettre sur leur garde… J’avertirais Rocques… Si ce n’était que de l’amitié qu’ils éprouvaient l’un pour l’autre, très bien… Mais, au fond, je m’en doutais, ils s’aimaient d’amour… et il était trop tard…

Pourtant, je parlerais à Rocques…