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BOIS-SINISTRE

n’aime pas ces yeux-là moi-même ; conséquemment, je peindrai ceux de Mlle Tourville autrement… quoique… ils sont si beaux, si doux les yeux de cette jeune fille, je présume que personne n’aurait d’objections à en être poursuivi sans cesse.

Mlle Brasier et moi nous échangeâmes un sourire.

— Oh ! fis-je, ça ne fait pas de différence… que les yeux d’un portrait soient beaux et doux ; s’il sont peints de manière à suivre tous nos mouvements, ça ne peut être agréable… Vous ai-je parlé des yeux de la sainte du couvent où j’ai reçu mon instruction, M. Rocques ?

— Mais non ! me répondit-il. Vous m’en avez jamais parlé.

Je lui racontai ce que j’avais déjà raconté à Mlle Brasier ; je lui parlai de cette peinture, dans la chapelle du couvent, dont les yeux nous suivaient partout, et dont j’avais tant peur.

— Je me souviendrai de ce que vous venez de me raconter, lorsque je peindrai le portrait de Mlle Tourville, dit-il en riant d’un bon cœur.

Il prit son chapeau, qu’il avait déposé sur une table en entrant : et il se prépara à partir.

— Vous ne partez pas déjà, sûrement ! s’écria Mlle Brasier.

— Qu’est ce qui vous presse tant, M. Rocques ? demandai-je.

— Il m’en coûte de partir si tôt, croyez-le, dit-il ; mais nous allons avoir une véritable tempête de vent, je le crains, et je suis bien loin de chez moi. Au revoir donc, Mesdames !

— Au revoir, mon jeune ami ! répondis-je. Quand aurons-nous le plaisir de vous revoir ?

— Oh ! bientôt, bientôt !

Quoiqu’il ne fût que neuf heures, lorsque Rocque Valgai partit, Mlle Brasier et moi nous résolûmes de nous retirer pour la nuit, car nous nous sentions un peu fatiguées toutes deux.

Dix heures venaient de sonner lorsque je me mis au lit.

C’était une soirée triste, lugubre même, car le vent soufflait toujours de plus en plus fort et puis quoique nous fussions en juillet, le temps était humide et froid.

Je ne m’étais pas attendue à m’endormir avant mon heure habituelle ; je veux dire avant minuit ou une heure du matin ; mais, ce soir-là, aussitôt que j’eus posé la tête sur mon oreiller, je m’endormis profondément.

Je ne sais pas ce qui m’éveilla, vers une heure et demie… Peut-être était-ce le vent, qui soufflait en tempête ?… Peut-être aussi était-ce les va-et-vient et les chuchotements dans la maison ?…

Dans tous les cas, lorsque je m’éveillai, j’aperçus Prospérine, en jaquette et en bonnet de nuit, qui se promenait dans le corridor en tenant une lampe à la main.

— Ô Madame ! s’écria-t-elle, en fonçant dans ma chambre à coucher (elle m’avait entendue remuer dans mon lit et elle savait que je ne dormais plus) Ô Madame ! Entendez-vous le vent ? N’est-ce pas terrible !

Une autre personne entra dans ma chambre, à ce moment ; c’était Mlle Brasier ; elle aussi était en robe de nuit et elle était très pâle. S’approchant de mon lit, elle dit :

— N’est-ce pas épouvantable ce vent, Mlle Marita ? Écoutez ! Écoutez ! Vraiment, c’est… c’est…

— Sinistre… achevai-je, en riant.

Le vent faisait un affreux vacarme vraiment, cette nuit-là ! Même Bravo n’appréciait pas tout ce bruit, car il grondait, il geignait, il hurlait aussi parfois. Le chien tremblait de peur ; il avait sauté sur le pied de mon lit, que je sentais vibrer chaque fois que Bravo frissonnait.

— Ou est Zeus, Prospérine ? demandai-je.

— Il est à faire l’inspection des portes et fenêtres, afin de s’assurer que tout est bien clos… Ô ciel ! Que Dieu nous préserve !

Nous entendîmes Zeus monter l’escalier ; je l’interpellai :

— Tout est à l’ordre, Zeus ? demandai-je, au moment où le domestique passait devant ma porte de chambre.

— Oui, Madame, tout est à l’ordre, me répondit-il. Mais, Madame, quelle affreuse tempête !

— C’est un véritable ouragan ! fit Prospérine.

— Vous feriez mieux de rester avec nous, Zeus, dis-je.

C’était, en effet une terrible tempête… une sorte d’ouragan, comme l’avait dit Prospérine. Les châssis et les portes, comme poussés par de puissantes mains faisaient un bruit d’enfer. Par moments, on