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BOIS-SINISTRE

et il faut que je me débarrasse de cela. C’est si ridicule aussi pour une personne de mon âge d’avoir peur d’un… portrait, ajouta-t-elle en riant.

Le portrait resta suspendu au-dessus de la cheminée ; mais je savais bien que ma compagne ne s’y habituait pas beaucoup, car je la surpris, plus d’une fois, agissant tel que je l’avais fait jadis concernant la sainte du couvent ; je veux dire que Mlle Brasier s’arrangeait pour éviter, autant que possible, les yeux du portrait de mon ancêtre, qui paraissaient suivre tous nos mouvements et se moquer de nous sans cesse. Au fond, c’était plutôt comique !

Un matin, comme je passais près du studio, j’aperçus Zeus, qui, un linge à la main, époussetait meubles et cadres, à plein bras. Je me rendis donc à la cuisine et je dis à Prospérine :

— Depuis quand Zeus fait-il le ménage, dans le studio, à votre place, Prospérine ? C’est là votre ouvrage, à vous, et non celui de votre mari.

— Je vais vous dire, Madame, répondit la servante, je ne peux pas me résoudre à faire le ménage dans le studio, avec cette dame dans le grand cadre, au-dessus de la cheminée, qui me suit des yeux partout où je vais.

— Vous êtes bien ridicule, Prospérine, laissez-moi vous le dire ! répliquai-je. Ce portrait de mon ancêtre…

— Veuillez m’excuser, Madame, fit-elle, si j’exprime mon opinion sur la dame dans le grand cadre… Elle est votre ancêtre, il est vrai… mais jamais de ma vie je n’ai vu des yeux plus méchants que les siens, jamais !

— Prétendez-vous avoir peur d’un portrait, ma pauvre Prospérine ? m’écriai-je. Vraiment, c’est…

— Ce n’est pas de ma faute, Madame, pleura presque Prospérine, mais ce portrait me donne le frisson : voilà !

— Je voudrais bien que vous n’entretiendriez pas d’idées si… si fantastiques, ma bonne, dis-je, impatientée.

— Je le répète, ce n’est pas de ma faute. J’ai essayé de réagir contre la superstitieuse terreur qui m’envahit, chaque fois que je mets le pied dans le studio… C’est inutile… La dame dans le grand cadre me fait peur ; elle me donne le frisson ! répondit Prospérine. Zeus, voyez-vous, Madame, Zeus n’a pas peur, lui, et c’est pourquoi il fait le ménage dans le studio à ma place ; ce ménage il le fait depuis… depuis que le portrait de votre ancêtre a été suspendu sur le mur de la salle d’entrée. Que voulez-vous, Madame ! je ne puis contrôler l’horreur que me causent les yeux cette dame ; ces yeux si méchants, qui nous guettent… comme un chat guette une souris.

— Que c’est ridicule et… et stupide ! fis-je, en haussant les épaules. Je croyais vraiment que vous aviez plus de bon sens que cela, Prospérine.

Mécontente, je quittai la cuisine ; mais non sans avoir entendu la servante murmurer entre ses dents :

— Tout est sinistre à Bois Sinistre !

Je me sentis triste, tout à coup, car je me voyais entourée de gens nerveux, superstitieux : dans cette atmosphère chimérique, fantastique, ne deviendrais-je pas superstitieuse moi-même ?…

Qui sait quelle influence eut pu avoir sur moi mon entourage, si je n’avais été si occupée et préoccupée à propos de l’inauguration de mon studio ?… La date en avait été fixée au 15 juin et je prévoyais que ce serait un grand événement dans le village où, nécessairement, les distractions étaient rares ; d’ailleurs, je m’arrangerais pour en faire un succès.

Mais combien de fois, durant les premières semaines de mon installation à Bois Sinistre, je soupirai au souvenir des Pelouses-d’Émeraude, si belles, si riantes, si paisibles, et où j’avais été si parfaitement heureuse avec mon Philippe, mon mari bien-aimé !

XXIV

LE STUDIO


La journée du 15 juin s’annonça bien, car le firmament était sans nuages et le soleil brillait dans tout son éclat. Dans les grandes villes, la chaleur serait intense, sans doute ; mais sur le promontoire, il y avait toujours une petite brise rafraîchissante qui soufflait.

L’inauguration de mon studio avait été annoncée pour trois heures de l’après-midi ; mes cartes d’invitation disaient que je recevrais de trois à six heures

Il passait à peine trois heures quand la première voiture roula sur la langue de