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BOIS-SINISTRE

N’ayant pas réussi dans mon projet d’attirer les oiseaux dans la maison qui leur avait été destinée, je fis jeter sur le sol du petit bois une grande quantité de graines de toutes sortes. De chers beaux oiseaux venaient se percher sur quelque clôture, non loin des sapins, mais ils n’allaient pas plus loin, se contentant de regarder d’un œil d’envie les provisions que j’y avais fait répandre et piaillant tout bas… Bientôt, on les voyait s’envoler, à tire d’ailes, du côté des jardins ou de la forêt de fougères.

Mais, si les chantres ailés fuyaient le petit bois, par contre, les oiseaux nocturnes semblaient y avoir élu domicile. Lorsque les rayons de la lune pénétraient à travers des branches des sapins, on pouvait voir se projeter sur le soi glissant du bocage, de grandes ombres : c’étaient celles des chauve-souris, des engoulevents et des hiboux. Les chauve-souris, de leur vol silencieux, recherchaient les basses branches des sapins ; les hiboux, soigneusement cachés, lançaient à l’air du soir ou de la nuit, leur lugubre « Hou ! Hou ! » auquel répondait parfois le cri perçant et strident de l’engoulevent, qui si clairement dit : « Bois pourri ! »

Donc, sans nous l’être dit, sans en être convenues d’avance, ni Mlle Brasier ni moi nous n’aimions à nous promener sous les sapins, après le coucher du soleil ; c’est que rien ne répugne (et n’effraye) comme ces oiseaux qui fuient la clarté du jour, qui se plaisent plutôt au milieu de la nuit et du mystère.

— Espérons que nous finirons par nous accoutumer aux… étrangetés de Bois Sinistre, Mme Duverney ! me dit Mlle Brasier, un soir.

— Espérons plutôt que nous ne deviendrons pas superstitieuses, ni vous, ni moi, Mlle Brasier, répondis-je en souriant.

— Je ne crois pas être superstitieuse, fit ma compagne.

— Moi, je suis certaine que je ne le suis nullement ; conséquemment…

— Cependant, avouez-le, Mme Duverney, à Bois Sinistre

— Il n’y a rien qui doive nous effrayer, achevai-je, en souriant.

— C’est une splendide propriété ; cela je ne le conteste pas. Seulement, je voudrais bien pouvoir chasser cette sorte de pressentiment dont je suis assaillie, depuis que nous sommes installées à Bois Sinistre

— Un pressentiment ? Quelle sorte de pressentiment ? Et à propos de quoi ?

— Bien… Je ne saurais le définir au juste… Il me semble toujours qu’il va arriver quelque chose… quelque drame… quelque catastrophe ici…

— Ah ! Bah ! répondis-je, en haussant légèrement les épaules.

Vers la fin du mois de mai, nous pouvions nous considérer comme étant tout à fait installées, à Bois Sinistre. Quelques cadres à suspendre encore, quelques bibelots à éparpiller ici et là, et une nouvelle phase de ma vie, allait commencer.

Déjà, on ne me nommait plus que « Mme Duverney, de Bois Sinistre ».

Les Pelouses-d’Émeraude, où j’avais connu tant de joies et de peines, n’étaient plus, pour moi, qu’un rêve du passé !

XXII

LE PORTRAIT DE MON ANCÊTRE


Mlle Brasier, savez-vous, il me prend envie de me remettre à encadrer des images.

— Mais ! Pourquoi cela, chère Mme Duverney ?

— Pour passer le temps. Parce qu’il faut que j’aie quelque chose qui m’occupe et m’empêche de pleurer tant sur le passé…

— Il me semble que vous pourriez vous procurer d’autres distractions…

— Sans doute… si ce n’était que je veux me mettre à gagner de l’argent.

— Gagner de l’argent ! Vous !

— Cela vous surprend ?

— Bien sûr que ça me surprend… quand je sais que vous êtes considérée comme l’une des personnes les plus riches des environs.

— Aussi, n’est-ce pas pour subvenir à mes besoins personnels que je veux me mettre à l’œuvre. Mais il m’est venue une idée et… Tenez, l’argent que je gagnerai (que nous gagnerons, car je compte sur votre aide) ira à l’érection d’un orphelinat, ici, sur le promontoire du côté de Roc-Nu.

— Du côté de Roc-Nu ? N’est-ce pas un endroit quelque peu… désolé, pour y construire un orphelinat, Mme Duverney ? Dans tous les cas, vous pourrez, certes,