Page:Lacerte - Bois-Sinistre, 1929.djvu/36

Cette page a été validée par deux contributeurs.
34
BOIS-SINISTRE

— Nous n’avons pas peur des ombres, des revenants ; ni Mlle Brasier ni moi nous ne sommes superstitieuses, répondis-je en riant. Y a-t-il longtemps que la maison est inhabitée demandai-je ensuite.

— Depuis deux ans seulement. J’ai vu à ce qu’elle fut maintenue en bon ordre ; j’en suis l’agent, voyez-vous, et c’est dans mon intérêt d’essayer de la vendre. Les offres qu’on…

— Je prendrai la maison ! J’achète Bois Sinistre, M. Beaurivage ! fis-je soudain. Auparavant, pourtant, je désire inspecter ma future propriété, vous le pensez bien.

Une ombre passa sur le front de M. Beaurivage.

— Il faut que je vous dise cependant… que je vous avertisse… balbutia-t-il ; Bois Sinistre est…

— Hanté, ajoutai-je en éclatant de rire.

— Non, ce n’est pas précisément ce que j’allais vous dire, Mme Duverney, répondit l’avocat en souriant. Mais il est de mon devoir de vous prévenir d’une chose ; c’est qu’une tragédie, une horrible tragédie, est attachée à Bois Sinistre… Puisque vous projetez d’acquérir cette propriété, Madame, je considère qu’il est de mon devoir de vous mettre au courant de… certains faits…

— Je vous écoute, M. Beaurivage, répondis je, sérieusement, cette fois.

— Je commence donc : il y a cinq ans, un jeune homme arriva à mon bureau, au moment où je me disposais à retourner chez moi : il me dit se nommer Denis Grandin. M. Grandin désirait acquérir un terrain, sur lequel il allait se construire une maison. Il avait remarqué le petit promontoire, et, il était convaincu qu’on ne pourrait désirer meilleur site pour y construire une demeure, l’endroit, le point de vue était idéal, disait-il ; sur les bords du Lac Judas… il admirait surtout les rochers, les précipices figurant dans le paysage, dit l’avocat, comme s’il eut répété des paroles qui lui seraient restées dans la mémoire.

— Et il avait raison, interrompis-je. Rien de plus pittoresque, de plus imposant que les bords du Lac Judas. Quant au promontoire, comme dit la chanson : « C’est là que je voudrais vivre, etc. etc. », ajoutai-je en souriant. Mais, pardon, M. Beaurivage, de vous avoir interrompu !

— Peut-être avez-vous raison, quand au pittoresque du site environnant le promontoire, Mme Duverney, continua l’avocat. Dans tous les cas, pour revenir à M. Grandin, il acheta le promontoire, tout le promontoire, ainsi que la langue de terre le reliant à la terre ferme, et la maison fut construite immédiatement après que le contrat de vente eut été signé ; c’est-à-dire, vers la fin du mois de mars. Jamais de ma vie je n’avais vu, jamais je n’ai vu depuis, une construction érigée en si peu de temps. À la fin du mois d’août, M. Grandin fit venir sa femme et son enfant, et aussitôt, des lumières furent aperçues, non seulement dans la maison, mais sur tout le promontoire.

Un jour, continua M. Beaurivage, M. Grandin vint à mon bureau ; il était accompagné de sa femme, Nina, (une très jolie personne) et de leur petite fillette, Olivette, que M. Grandin appelait toujours : « fée Olivette ». Ils étaient venus nous inviter, ma femme et moi, à dîner à Bois Sinistre ; je promis, pour ma femme et pour moi-même, que nous irions le lendemain, et nous y allâmes…

Je fus excessivement étonné des merveilles qui avaient été accomplies, sur le promontoire. On y avait fait transporter de la terre en extraordinaire quantité, ce qui faisait que, au lieu du roc nu, on apercevait maintenant de splendides fleurs, de vertes pelouses et une véritable forêt de fougères, les plus belles que j’eusse jamais vues…

— Ces fougères, on les aperçoit très bien, de la terre ferme, dis-je ; elles sont du côté opposé du bois de sapins.

— Comme je le disais tout à l’heure, il y en a une véritable forêt sur le promontoire maintenant. Je continue… Nous explorâmes le petit bois de sapins, auquel la propriété doit son nom. Des sièges confortables avaient été disposés, de place en place, en face du splendide lac, et vraiment, le site était si imposant, si grand, que nous en restions muets d’admiration…

Au moment où nous nous disposions à quitter le petit bois (ou bocage plutôt) je calculai mal mes mouvements et je me mis à glisser… à glisser… presque jusqu’au bord du précipice qui tombe à pic dans le Lac Judas ; cette pièce d’eau, à plus de trente pieds plus bas…

— Ô ciel ! criai-je, en entendant M. Beau-