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BOIS-SINISTRE

abondantes et pressées coulaient sur mes joues.

Mme Duverney ! s’écria Mlle Brasier. Vous pleurez ?… Qu’y a-t-il, au nom du ciel ? Vous sentez-vous malade ?

— Non ! Non ! Je ne suis pas malade… Je pensais à mon mari… Il est si loin de moi, ce soir !…

— Mais, chère Mme Duverney…

— Je sais d’avance ce que vous allez me dire, Mlle Brasier ; c’est que mon mari a voyagé continuellement depuis notre mariage et que ses voyages l’ont conduit beaucoup plus loin qu’il ne l’est en ce moment… Cependant… Ô Mlle Brasier, je donnerais dix ans de ma vie pour voir mon Philippe sain et sauf ici, en ce moment ! Et j’éclatai en sanglots.

— Vous êtes fatiguée, me dit ma compagne ; vous vous êtes donnée trop de peine pour préparer le festin de demain. Si j’étais vous, j’irais me mettre au lit et j’essayerais de dormir.

— Dormir ? m’écriai-je.

— Certainement !… répondit Mlle Brasier. Je me souviens, lorsque j’étais jeune, ajouta-t-elle en souriant, à la veille de quelque joyeux évènement, je me couchais de bonne heure et j’essayais de dormir, afin que les heures passassent le plus vite possible. Suivez mon conseil, chère Mme Duverney ; couchez-vous et dormez.

— C’est bien, répondis-je, en me levant.

— Désirez-vous que je vous accompagne à votre chambre ?

— Non, merci… Oh ! m’exclamai-je, en souriant à travers mes larmes, je crois fermement que je ne permettrai plus à Philippe de s’absenter !… Je voudrais… ah ! comme je voudrais le voir arriver !… Si je le voyais, mon mari, entrer dans cette pièce, à ce moment !… Je… Je me demande… si je le reverrai jamais, mon Philippe ! sanglotai-je. Est-ce un pressentiment, pensez-vous ?… Je me sens si triste, si découragée, si…

— Voyons, voyons, Mlle Marita, fit Mlle Brasier, qui m’appelait par mon petit nom lorsqu’elle était un peu excitée. Je vais vous accompagner à votre chambre et vous mettre au lit, puis je vous préparerai une petite potion calmante. Vous êtes fatiguée et nerveuse ; voilà pourquoi…

À cet instant précis, la cloche de la porte d’entrée sonna à plusieurs reprises — on eut dit un glas — Je jetai les yeux sur le cadran de la bibliothèque et je vis qu’il était neuf heures et quart.

— Philippe ! criai-je.

— Ça ne peut pas être M. Duverney vous savez, Mlle Marita dit Mlle Brasier, interprétant mon exclamation à sa manière. Il n’y a pas de train à cette heure-ci.

— Je le sais bien… murmurai-je. C’est… C’est… Ce sont des nouvelles… de mauvaises nouvelles… Philippe ! Mon Philippe !

— Je vais aller répondre à cette cloche ! dit ma compagne, d’un ton impatienté, car la cloche de la porte d’entrée ne cessait de sonner.

Comme dans un rêve, je vis Mlle Brasier quitter la bibliothèque… Je l’entendis ouvrir la porte d’entrée… puis la voix d’un garçonnet disant :

— Télégramme, Madame !

Je ne pus quitter ma chaise, sur laquelle j’étais tombée assise, au premier son de la cloche. Je restai là, figée, les yeux fixes ; j’eus à peine connaissance du retour de Mlle Brasier.

— Un… un télégramme ? balbutiai-je. J’avais peine à articuler une parole.

— Oui, Mme Duverney, c’est un télégramme, répondit-elle. Peut-être… peut-être que M. Duverney se trouve dans l’impossibilité de revenir demain.

— Ouvrez le ! criai-je. Ouvrez le… et… lisez-le !

Elle ouvrit le télégramme et le lut… mais des yeux seulement.

— Lisez le tout haut ! Entendez-vous ? criai-je.

Je l’avais vu pâlir, j’avais vu ses lèvres devenir blanches comme de la cire et ses mains trembler.

— Allons ! Lisez ! ordonnai-je.

Ce fut d’une voix presque méconnaissable qu’elle dit, hésitant à chaque mot :

M. Duverney… il est… malade… bien malade, Mlle Marita…

— Malade ! m’écriai-je. Passez-moi ce télégramme, tout de suite, tout de suite, Mlle Brasier !

Je le lui arrachai des mains et d’un coup d’œil je le lus… Puis j’entendis Mlle Brasier qui criait :

Mlle Marita ! oh ! Pauvre Mlle Marita !

Et je m’évanouis…

Car le télégramme contenait ces mots :

« M. Philippe Duverney décédé subite-