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BOIS-SINISTRE

et sa femme étaient convaincus que je ne quitterais pas les Pelouses-d’Émeraude. Sans que je m’en fusse doutée, mes bons amis avaient élaboré des plans pour mon bonheur.

Et, croyez-moi, on eut vainement cherché à J…, ou en aucun autre endroit de la terre, une femme plus heureuse que Mme Philippe Duverney, des Pelouses-d’Émeraude !

XVII

UN TÉLÉGRAMME


C’était la veille du cinquième anniversaire de notre mariage.

Philippe était en voyage, mais il arriverait le lendemain et nous avions préparé un grand festin pour célébrer son retour, en même temps que nos noces de fer-blanc. Le Docteur et Mme Foret avaient été invités, ainsi que M. et Mme Beaurivage. M. Beaurivage était l’avocat de mon mari ; il avait été aussi celui de Mme Duverney. Tout s’annonçait donc bien : nous aurions une jolie fête anniversaire.

Ces cinq ans que nous avions passés ensemble Philippe et moi s’étaient écoulés comme un songe, car ils avaient été tout à fait sans le moindre nuage. Oh ! comme nous avions été heureux, comme nous l’étions encore !…

Mlle Brasier ne nous avait pas quittés ; de fait, elle demeurait toujours avec nous. J’aimais à l’avoir avec moi : d’abord, parce qu’elle était une aimable compagne, possédant une solide instruction et une excellente éducation, et puis, comme je voyageais fort souvent avec mon mari, c’était agréable de retrouver Mlle Brasier à la maison, à notre retour, pour nous souhaiter la bienvenue, et préparer une petite fête, chaque fois, pour notre réception.

Cinq ans mariés !… Cinq ans, c’est long, quand on y songe d’avance : c’est pourtant très court quand on regarde en arrière.

Vous êtes, je crois, le couple le mieux assorti de la terre ! m’avait dit, un jour, Mme Foret.

Et c’était vrai : Philippe était si gai, toujours de si bonne humeur ! Quant à moi, j’étais certainement plus sérieuse que mon mari : mais je savais apprécier son aimable caractère, ses charmantes dispositions.

— Demain, à cette heure-ci, Philippe sera de retour, dis-je soudain à Mlle Brasier. Cher Philippe !

Nous veillions dans la bibliothèque. Mlle Brasier était à tricoter ; moi, je ne faisais rien. Pour une raison ou pour une autre je n’étais pas tout à fait « dans mon assiette » comme ça se dit parfois.

— Mais, oui, Mme Duverney ! répondit ma compagne. Il est huit heures et demie et M. Duverney doit arriver à trois heures, demain après-midi.

— Je voudrais bien être rendue à demain ! fis-je en souriant.

— Demain viendra ; nous y serons vite rendus maintenant.

— Je voudrais bien être rendue à demain, tout de même, insistai-je. Je voudrais que Philippe serait ici, avec nous, ce soir ! Il y a si, si longtemps qu’il est parti, me semble-t-il !

— Cinq jours, Mme Duverney, dit Mlle Brasier en souriant. M. Duverney s’est absenté déjà pour beaucoup plus longtemps que cela.

— Oui… Je sais… murmurai-je.

Je savais que les heures allaient s’écouler bien lentement jusqu’au lendemain. Il y avait une raison aussi pour laquelle je m’ennuyais tant ce soir-là : j’aurais aimé à accompagner mon mari, mais la température étant si froide, il m’avait conseillé de rester dans notre confortable maison. J’avais, naturellement, suivi son conseil, et c’était mieux ainsi, car, en restant chez moi, j’avais pu aider Mlle Brasier dans les préparatifs du festin d’anniversaire, du lendemain.

Tout de même, j’avais un terrible spleen… Il me sembla, tout à coup, que Philippe était bien, bien loin de moi ce soir… Presqu’inconsciemment, je me mis à compter le nombre de milles qui nous séparaient l’un de l’autre, et je découvris qu’il y en avait plus de deux cents… Qu’il était loin, loin, loin !… Oh ! comme il me tardait d’être rendue au lendemain, pour le revoir, mon Philippe, sain et sauf aux Pelouses-d’Émeraude !

J’eus comme une vision de son visage souriant… Il me sembla l’entendre me dire de sa voix joyeuse : Eh ! bien, Marita, ma chérie, me voilà de retour ! Ô Philippe ! Mon cher, cher bien-aimé !

Soudain, je m’aperçus que des larmes