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BOIS-SINISTRE

XVI

MADAME PHILIPPE DUVERNEY


Quatre mois s’étaient écoulés depuis le décès de Mme Duverney et j’étais encore aux Pelouses-d’Émeraude.

Aussitôt que j’eus recouvert ma santé et mes forces, j’avais eu une longue conversation avec Mlle Brasier. Je lui avais dit entr’autres choses, que j’allais reprendre mon métier ; celui d’encadreuse d’images et de portraits. Je louerais, lui avais-je dit, une maisonnette, à J… Mlle Brasier allait apprendre à encadrer des images, elle aussi, et elle m’avait promis de m’aider ; à nous deux, nous gagnerions notre vie convenablement ; car, nécessairement, nous ne nous quitterions plus, elle et moi.

J’étais fermement convaincue de pouvoir gagner ma vie facilement à J… et j’aimais trop l’endroit pour vouloir en partir.

Un samedi après-midi, un mois à peu près après la mort de Mme Duverney, Philippe était arrivé aux Pelouses-d’Émeraude, sans s’être annoncé, et avec l’intention d’y passer le reste du samedi et la journée du dimanche. Nous étions enchantées de le voir, Mlle Brasier et moi.

Après le souper, nous nous retirâmes dans la bibliothèque tous trois ; je veux dire Mlle Brasier, Philippe et moi.

Vers les huit heures arrivèrent le Docteur et Mme Foret, et quoique ce ne fut pas chose inouïe que de les avoir à veiller aux Pelouses-d’Émeraude, même depuis le décès de Mme Duverney, pour une raison ou pour une autre, je me dis qu’ils étaient venus parce qu’ils avaient été invités… par Philippe ; ça ne pouvait être que par lui.

Maintenant, je n’avais pas encore eu l’occasion de faire part de mes projets à Philippe. Je m’étais proposée, plus d’une fois, de lui écrire à ce sujet, mais j’avais négligé de le faire.

Ce soir donc dont je parle, le médecin et sa femme s’étant enquis de ma santé, je profitai de cette chance pour leur faire connaître mes plans.

— Je me porte à merveille, merci, répondis-je : de fait, ma santé est si bonne maintenant que je vais commencer à me chercher une maison dans les environs. Je vais travailler à mon métier et je veux m’y mettre le plus tôt possible.

— Vraiment ! s’écria le Docteur Foret.

— Ma chère Marita, interposa Mme Foret, vous ne trouverez pas facilement à louer une maison à J… pas à cette saison, du moins.

— Et pourquoi quitter les Pelouses-d’Émeraude, Mlle Marita ? demanda Philippe.

— Parce que… Parce que… balbutiai-je.

— Je continuerais à rester ici, si j’étais vous, Marita, fit Mme Foret.

— Mais, Mme Foret, les gens parleront : ils diront…

— Parleront ?… Pas la miette, ma chère enfant ! dit le médecin.

— Les Pelouses-d’Émeraude n’ont jamais servi de pénates à Philippe, vous savez, Marita, acheva Mme Foret. Il est vrai qu’il a hérité de la propriété de sa tante ; mais comme il ne demeure pas ici, qu’il n’y vient que très rarement, et seulement en passant, quand il vient, il ne peut y avoir aucun commérage concernant votre séjour ici… au moins jusqu’au printemps prochain.

Je jetai un regard sur Mlle Brasier ; je vis qu’elle avait les yeux baissés et qu’elle était très pâle. Je compris pourquoi : si je me remettais à travailler de mon métier, je lui assurerais un chez elle permanant, tandis que, si je continuais à demeurer aux Pelouses-d’Émeraude, elle serait probablement obligée de me quitter, de se chercher un gîte ailleurs.

Mlle Marita, implora Philippe, je vous en prie, continuez à demeurer ici… au moins jusqu’au printemps, comme vous l’a suggéré Mme Foret !

— C’est vraiment impossible ! répondis-je.

— Mais, pourquoi est-ce impossible !

— Parce que… Oh ! à quoi sert de discuter plus longtemps sur ce sujet, M. Philippe ? m’écriai-je. Vous n’en pouvez douter, mon cœur se brise à la pensée de quitter les Pelouses-d’Émeraude ; mais il le faut !

— Non ! Non, il ne le faut pas ! dit Philippe. Écoutez, Mlle Marita, ce n’est pas comme si vous alliez demeurer seule ici avec les domestiques, vous comprenez ; car, ajouta-t-il, en se tournant vers Mlle Brasier, j’espère que Mlle Brasier continuera à faire son chez elle ici avec vous.