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BOIS-SINISTRE

lation. Elle fut vraiment épatée de ce qu’elle vit ; elle fut heureuse aussi à la pensée que j’allais trouver le moyen de me distraire et peut-être… d’oublier.

Notre genre de vie était bien simple, aux Pelouses-d’Émeraude. Nous nous levions vers les huit heures généralement. Durant l’avant-midi, je lisais les journaux pour Mme Duverney, ou bien je faisais sa correspondance, car sa vue était un peu faible. Inutile de dire si j’étais heureuse de pouvoir rendra service à ma vieille amie, qui était si bonne pour moi !

Après le dîner, que nous prenions toujours à midi précis, Mme Duverney faisait « un bon somme » disait-elle en riant ; pendant ce temps, j’allais faire une longue marche, si le temps était beau. Lorsqu’il pleuvait, je restais à la maison, faisant quelqu’ouvrage de fantaisie, pour passer le temps, car ce n’était que le soir (la nuit, diraient ceux qui ont l’habitude de se coucher de bonne heure) que je travaillais à mes cadres.

Vers les quatre heures, Mme Duverney ayant fait son somme, nous partions en voiture, elle et moi. Souvent, Prospérine nous préparait un panier de choses délectables, que nous mangions, assises sur les bords d’un immense lac, à un mille ou deux des Pelouses-d’Émeraude. Ce lac, certaines gens du pays le nommaient le lac Judas, parce que, prétendaient-ils, il était traître, plein de remous, et ses eaux cachaient de véritables abîmes. Tout de même, les bords du Lac Judas étaient si sauvages, si pittoresques, que nous aimions à y passer une heure ou deux, Mme Duverney et moi, trois ou quatre fois par semaine, ne revenant à la maison qu’après le coucher du soleil.

À neuf heures du soir, Mme Duverney se retirait, pour la nuit ; c’est alors que je m’installais soit dans mon boudoir privé, soit dans mon atelier, à lire ou à travailler.

Quelle vie facile, agréable nous menâmes tout cet été-là !

L’automne arriva ; mais ce fut un de ces automnes qui donnent l’illusion du printemps. Puis vint l’hiver… décembre, « le mois de Noël ».

Quelques jours avant Noël, les Pelouses-d’Émeraude furent mises sans-dessus-dessous ; Prospérine, aidée de deux femmes des alentours, faisait le grand nettoyage de la maison. C’est que nous attendions la visite de M. Philippe, le bien-aimé neveu de Mme Duverney.

X

NOTRE VISITEUR


Celle année-là, le jour de Noël tombait un mercredi. Nous attendions M. Philippe Duverney le mardi, la veille du grand jour.

Le lundi après-midi, Mme Duverney sortit seule. J’avais un léger rhume et c’était la raison pour laquelle je ne l’avais pas accompagnée. D’ailleurs, je n’étais pas fâchée d’avoir une excuse pour rester à la maison, car je voulais terminer une sacoche perlée que j’étais à faire et que je tenais à donner à ma vieille amie, à Noël.

Je venais de coudre la dernière perle, à la sacoche, lorsque j’entendis sonner à la porte d’entrée. Comme c’était l’affaire de Prospérine de répondre à la porte, je continuai tranquillement mon travail. Mais, quiconque avait sonné était impatient d’entrer, car j’entendis bientôt des pas dans le corridor.

Du boudoir, où je m’étais installée, je vis que c’était un homme qui venait de pénétrer dans la maison. Il accrocha à la patère son chapeau et son pardessus, puis il fonça dans le boudoir. J’avais immédiatement vu qui il était : M. Philippe, le neveu de Mme Duverney. Je ne pouvais me tromper, vu que son portrait était le premier de ceux que j’avais encadrés pour Mme Duverney. Cette bonne Dame n’avait pas manqué de me montrer la photographie de son neveu dès le lendemain de mon arrivée aux Pelouses-d’Émeraude ; n’était-il pas l’être qu’elle chérissait le plus au monde ? Donc, ce portrait, qui avait place d’honneur dans le salon, (sur le piano carré s’il vous plaît) ! ma vieille amie le tenait toujours couvert d’un papier de soie, de peur qu’il ne se détériorât à l’air et à la poussière.

J’avais donc encadré le portrait de M. Philippe et j’avais si bien réussi que sa tante prétendait que j’en avais fait un chef-d’œuvre.

Un matin après le déjeûner, j’avais passé mon bras sous celui de Mme Duverney et je l’avais emmenée au salon, près du piano, en face du portrait encadré de son neveu. Quelle joie elle avait manifestée ! Et