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La souveraineté du peuple n’a donc qu’un domaine restreint, un domaine politique ; c’est là qu’elle est un bienfait pour tous et n’est un danger pour personne.

Qu’on lise les amendements de la constitution américaine, on y verra qu’avec une sagesse admirable le peuple américain a mis en dehors de l’action du congrès la liberté religieuse, la liberté de la parole, la liberté de la presse, la liberté de la personne. C’est afin de protéger ces droits que l’État existe. S’il les envahit, quelle est sa raison d’être ? Il a beau invoquer la sûreté publique, ce n’est plus qu’un engin de domination et de tyrannie.

On voit par là qu’en invoquant la souveraineté du peuple, un Français et un Américain expriment par un même mot deux idées différentes. Il n’est pas d’Américain qui ne s’abandonne avec confiance à la souveraineté du peuple, car, dans les questions d’intérêt commun, qui décidera si ce n’est la majorité ? Qu’y a-t-il en dehors de la majorité, sinon la force et la ruse ? Mais il n’est pas de Français raisonnable qui ne soit effrayé de la souveraineté absolue du nombre, car devant elle disparaît toute idée de justice. Si la majorité fait la loi, c’en est fait de la liberté et de la conscience même. Les martyrs étaient des rebelles, et les bourreaux avaient raison, car ils étaient les plus nombreux et les plus forts.

Quand Rousseau eut jeté dans le monde ce terrible principe de la souveraineté absolue du peuple, il en fut effrayé, et pour corriger cette force qu’il avait déchaînée il établit aussitôt que la volonté générale ne pouvait se déléguer, et qu’un peuple qui se donnait des députés abdiquait par cela même et cessait d’exister politiquement. Les législateurs de la Révolution, disciples de Rousseau, ne se sont pas arrêtés devant le scrupule du maître ; ils ont admis la délégation de la souveraineté, et ont érigé en principe que les mandataires du peuple sont le peuple même, et que leur volonté fait loi en