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notre vieux monde ; tu n’as point de châteaux gothiques, point de ruines, mais ta vie n’est point troublée par d’inutiles souvenirs et de vaines querelles. Jouissez du présent, Américains, et si quelque jour vos enfants sont poëtes, qu’un sort heureux les préserve des histoires de chevaliers, de brigands et de fantômes ! »

Il y a un sens profond caché sous ces paroles. Pour nous, peuples de la vieille Europe, fils des croisés ou fils de la Révolution, le passé pèse sur nous, les souvenirs nous écrasent. Dans un âge nouveau, tout occupé de commerce et d’industrie, dans un siècle où le travail seul devrait régner, et avec le travail la paix et la liberté, ses compagnes ordinaires, nous sommes encore paralysés par je ne sais quelle admiration poétique pour les erreurs et les fautes de nos pères. Les grands coups d’épée du moyen âge, la gloire et les conquêtes de Louis XIV et de Napoléon, l’union séculaire de l’Église et de l’État, l’uniformité de l’administration romaine, la noblesse de l’oisiveté et la bassesse du labeur mécanique, voilà les préjugés qui nous asservissent. L’idéal de nos politiques, de nos écrivains, de nos poètes est dans le passé. Aimer la liberté, chérir l’égalité, revendiquer un gouvernement où les droits du travail prennent le premier rang, c’est l’œuvre d’un petit esprit, sinon même d’un mauvais esprit. Rien n’est beau que la force et ce qu’on appelle la gloire et la conquête. Demander qu’un peuple qui vit d’industrie fasse lui-même ses affaires, c’est courir après une fausse popularité.

Telle est notre situation. Poussés vers un meilleur avenir par le progrès de la civilisation, retenus dans le passé par nos préjugés et nos souvenirs, nous sommes comme le papillon qui, à demi sorti de sa chrysalide, rampe encore à terre et ne peut ouvrir ses ailes vers le ciel qu’il entrevoit. L’Amérique n’en est pas là ; elle n’a point de passé qui l’entrave. Quand elle regarde dans ses