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et de prouver par les faits que la prétention de se gouverner soi-même, sans roi, sans noblesse, sans armée, sans administration hiérarchique, sans dette publique, était chez un peuple la plus vaine et la plus dangereuse des chimères ! Depuis soixante-dix ans, il est vrai, la liberté la plus entière donnait aux États-Unis la richesse, la grandeur et la paix. Mais ce n’était là qu’un accident : la ruine de l’Union prouvait enfin, et sans appel, qu’une république est hors d’état de supporter la guerre civile ou la guerre étrangère ; que les peuples sont incapables de se conduire eux-mêmes, et qu’ils sont faits pour être menés par des maîtres, des fonctionnaires et des soldats. Leur salut est dans leur obéissance ; leur liberté dans leur soumission. Il n’y a de pratique et de vrai que la politique de Hobbes et de Bossuet.

Cette joie prématurée, ces espérances hasardées, toute cette agitation et tout ce bruit n’ont point ébranlé les convictions de ma jeunesse, convictions fortifiées chez moi par l’âge et la réflexion. Je ne dirai point que je n’ai pas tremblé pour les États-Unis : j’ai vu plus d’une fois le bien échouer et le mal réussir ; mais quelque chose me disait que Dieu n’abandonnerait pas un peuple qui combattait pour affranchir quatre millions d’hommes, un peuple qui représente la liberté dans le monde, comme la Grèce y représente les arts, et Rome la conquête et la domination. L’histoire de l’Amérique, cette histoire si peu connue en France, me donnait bon espoir, et, ne pouvant servir les États-Unis que de loin, j’essayais au moins de faire partager ma foi à ceux qui ne se laissaient point emporter par le succès du jour, et qui osaient croire avec moi au triomphe final de la justice et de la liberté.

« Amérique, a dit Gœthe[1], tu es plus heureuse que

  1. Pensées, sixième partie.