« Enfin, il est une dernière cause qui inspire l’esprit de désobéissance à vos colonies, et qui n’est pas moins puissante que les autres, car elle n’est pas seulement morale, elle tient à la nature même des choses. Trois mille lieues d’Océan vous séparent. Il n’est point d’invention humaine qui puisse empêcher la distance d’affaiblir le gouvernement. Les flots roulent, les mois passent entre l’ordre et l’exécution, et ne pouvoir expliquer promptement un seul point, c’en est assez pour ruiner tout le système. Vous avez, il est vrai, des ministres ailés de vos vengeances, qui dans leurs serres portent vos chaînes aux extrémités des mers. Mais là un pouvoir les arrête, qui limite la rage des passions et la furie des éléments et qui dit : Tu iras jusque-là et non pas plus loin.
« Qui donc êtes-vous pour vous indigner et mordre avec rage les chaînes de la nature ? Rien ne vous arrive qui n’arrive également à toutes les nations qui ont un empire étendu, quelle que soit d’ailleurs la forme de leur gouvernement. Quand le corps est immense, la circulation du pouvoir est moins énergique aux extrémités. La nature l’a voulu. Le Turc ne peut pas gouverner l’Egypte, l’Arabie, le Curdistan, comme il gouverne la Thrace, et il n’a pas en Crimée et en Alger la domination qu’il exerce à Broussé et à Smyrne. Le despotisme lui-même est obligé de transiger. Le sultan obtient ce qu’il peut d’obéissance. Il gouverne en relâchant les rênes pour pouvoir au moins gouverner ; et ce qui fait la force et la vigueur de son autorité dans le centre de l’empire, c’est précisément l’indulgence prudente dont il use avec les frontières. L’Espagne, dans ses provinces, n’est peut-être pas aussi bien obéie que vous dans les vôtres. Elle se montre facile, elle se soumet, elle attend. C’est la condition immuable, la loi éternelle des empires étendus et divisés.