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Vingt mille hommes robustes et exercés auraient pu être encadrés dans ces rangs trop pressés, et présenter alors la véritable puissance des masses, c’est-à-dire l’impulsion de la force physique conduite par le courage et le talent.
Ce fut en donnant le mot d’ordre au commandant, à neuf heures, que M. le prince de Poix le prévint que le départ du Roi était décidé, et qu’il aurait lieue à minuit. Cet officier lui témoigna le désir de présenter à Sa Majesté les hommages de la garde nationale. Le prince en fit part au Roi, et Sa Majesté permit que la troupe de service se trouvât sur son passage. Vers onze heures, le marquis d’Albignac, exempt des gardes du corps, vint trouver l’adjudant-commandant, et lui témoigna de l’inquiétude sur les individus qui composaient la garde des Tuileries, et dont une partie, disait-il, appartenait au faubourg Saint-Antoine. « Nous ne savons pas ce que c’est que le faubourg Saint-Antoine dans la garde nationale, répondit le commandant ; il y a ici un détachement de la 8° légion dont je vous réponds comme de tous les autres ; quelques personnes peuvent avoir d’anciennes obligations, d’anciens souvenirs ; mais aucune n’est capable de manquer à son devoir dans une circonstance aussi grave, et qui nous inspire à tous autant d’intérêt. » En effet, Sa Majesté put se convaincre, un moment après, combien le sentiment qu’elle inspirait était général. Non, jamais pareil spectacle n’a été offert aux regards des hommes, jamais il ne s’effacera de notre mémoire. Puissions-nous le transmettre à nos enfants aussi fidèlement que nous le gardons dans nos cœurs ! Que cette scène touchante soit un lien éternel entre eux et les descendants de nos princes ! qu’elle conserve dans les premiers une fidélité à toute épreuve ; et dans les autres, cette bonté adorable, le meilleur gage de la fidélité !
Quoiqu’on eût cherché à garder le secret sur le départ du Roi, le mouvement qui avait lieu dans le château ne permettait guère d’en doute. Cependant on s’aveuglait encore sur ce triste éventement, lorsque les voitures de voyage arrivèrent : celle du Roi se plaça sous le vestibule du pavillon de Flore. Tous les gardes nationaux du poste de réserve et de celui de la fontaine, officiers, soldats, sortirent alors pêle-mêle sans armes, et déjà fort émus ; ils se placèrent sur l’escalier et sur le palier qui précède l’appartement du Roi ; tous les regards étaient fixés sur les portes, un profond silence régnait parmi nous ; le moindre bruit qu’on entendait dans l’intérieur redoublait cette attention religieuse, lorsque tout à coup les portes s’ouvrent, le Roi parait précédé seulement d’un huissier portant des flambeaux, et soutenu par M. le comte de Blacas et M.