Page:Laberge - Visages de la vie et de la mort, 1936.djvu/96

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
88
VISAGES DE LA VIE ET DE LA MORT

me aimé. Longtemps monsieur Tessier le regarda s’éloigner dans le soir chaud et troublant.

Avant de monter dans son logement, au-dessus de son magasin, monsieur Tessier relut encore la lettre reçue le matin. Il n’en dit pas un mot à sa femme. C’était là son idylle. Ce fut son secret, sa joie et sa vie pendant une semaine. Plusieurs fois par jour, monsieur Tessier relisait la lettre reçue un matin. Il la savait presque par cœur, mais il la relisait quand même. Et chaque soir, il regardait passer le calme promeneur qui portait le même nom que lui, celui à qui s’adressaient les propos d’amour qu’il gardait précieusement dans la poche intérieure de son habit. Ah que n’aurait-il donné pour recevoir lui-même une pareille lettre, pour être aimé comme ce passant l’était ! Oui, bien sûr, il n’aurait pas hésité à donner la moitié de tout ce qu’il possédait. Sa femme, oui, il l’aimait bien. C’était une compagne dévouée, une brave femme, mais monsieur Tessier réalisait qu’entre cette affection conjugale et l’amour de cette inconnue, il y avait un monde. Et alors, il imaginait des choses…

Il songeait à Mlle Brodeur qui avait de si belles lèvres rouges et des cheveux dorés dans son cou si blanc.

Pour une fois, le placide marchand général faisait des rêves. De folles idées le prenaient. Il se voyait arrivant le dimanche matin à Ivry avec les autres voyageurs. Il observerait celle-là qui, à l’écart, regarde les autres femmes et les jeunes filles courir au-devant de leurs amis. Ce serait elle. Sur le registre de l’hôtel, il inscrirait son nom, Adrien Tessier. Puis, la voyant tout près et, comme le commis penché sur le livre aurait l’air d’avoir de la difficulté à déchiffrer l’écriture, il se nommerait, il ferait sonner son nom, afin