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IDYLLE MÉLANCOLIQUE



IL se saoulait très bien, superlativement bien au whiskey blanc. Et alors, il racontait toujours la même histoire banale et triste, de sa même voix banale et triste, avec les mêmes gestes banals et tristes.

Dans une pauvre chambre de la rue Sanguinet, il me l’avait narrée un soir de fin d’année alors qu’il était en veine de confidences, et par la suite, chaque samedi, alors que nous vidions ensemble une bouteille.

J’avais de l’admiration pour ce garçon qui se saoulait si bien, j’éprouvais de la sympathie pour ce pauvre, cet humble, qui ayant reconnu le néant et la vanité de toutes les consolations, cherchait dans l’alcool l’oubli momentané de ses maux.

Je le considérais un peu comme un sage, une sorte de Diogène moderne, tout à fait vingtième siècle.

Et toujours, je fus le bienveillant auditeur de ses élégies.

Invariablement, après la première rasade, s’essuyant la bouche du revers de sa main sale, il commençait ainsi : Y a ben longtemps. Dans c’temps là, ma famille habitait Québec. J’étais tout p’tit. C’était l’hiver. J’jouais au pêcheur. J’étais sur not balcon et j’avais un manche de