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VISAGES DE LA VIE ET DE LA MORT

avait acheté un petit restaurant où elle parvenait à vivoter. C’était une gentille brunette qui avait été élevée à Valleyfield, la paroisse voisine.

— Alors, vous ne vous ennuyez pas ? Vous trouvez ça bon de ne plus travailler ? demandait-elle parfois à l’ancien cultivateur lorsqu’il arrêtait pour prendre un cigare.

— Ah non ! Je ne m’ennuie pas. Depuis l’âge de dix ans, j’ai travaillé pour nourrir les autres et je suis bien aise que les autres travaillent pour moi aujourd’hui.

— Vous êtes bien chanceux, disait-elle. N’avoir qu’à flâner, prendre vos trois repas par jour et vous promener sans inquiétudes, c’est une belle vie.

— Je ne me plains pas, répondait-il.

Il sortait du magasin en allumant son cigare et le sourire de la marchande illuminait un moment sa journée vide qui ressemblait à celle d’hier et qui était semblable à ce que serait demain.

Il n’aimait pas entrer dans le restaurant lorsqu’il y avait d’autres clients. Si par la porte vitrée ou la fenêtre, il apercevait quelqu’un, il passait outre, revenant un peu plus tard. De même, s’il entrait quelqu’un pendant qu’il était là, il était importuné.

Un jour, après qu’il eut choisi son cigare dans la boîte que lui tendait la marchande, elle frotta elle-même une allumette sur une plaque en fonte à cet effet et lui offrit la flamme. Il trouva cela fort gentil. Et sans presque s’en rendre compte, il se trouva pris. Il connaissait la jeune veuve depuis six mois lorsqu’il la demanda en mariage. Naturellement, elle qui n’était pas aveugle avait prévu la chose. Elle accepta mais elle exigea un douaire. Elle se fit avantager de huit mille piastres et elle voulut en outre qu’il prit une police d’assurance sur la vie dont elle serait