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VISAGES DE LA VIE ET DE LA MORT

— Ben, on partira pas sans prendre un coup, annonça Hector Mouton et, sortant le flacon de gin qu’il avait apporté, il le déboucha et le passa à Zéphirin, le fils aîné, qui prit une bonne gorgée. Napoléon et Grégoire burent à leur tour. Le flacon payé par le gain du défunt à la roue de fortune passait de bouche en bouche. Après avoir bu, chacun essuyait le goulot avec la paume de la main et passait la bouteille à son voisin. On l’offrit aux fossoyeurs.

— Juste ane larme, fit le vieux qui cracha sa chique et porta le cruchon à ses lèvres. Son fils en fit autant. Hector Mouton avala la dernière gorgée. Ensuite, il égoutta le flacon au-dessus de la tombe, l’aspergeant de gin. Puis, pris d’une subite inspiration, il le planta dans le sol grisâtre, au-dessus de la tête du mort. Dernière borne, dernier souvenir, dernier viatique. Tout le monde s’en alla. Et enfermé entre ses quatre planches, le vieux maquignon resta seul dans la terre, pour les siècles des siècles.

Et cela se passait à Allumettes, le village le plus ignorant, le plus fanatique et le plus ivrogne des neuf provinces du Canada.