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VISAGES DE LA VIE ET DE LA MORT

pour payer des intérêts et maintenant, dans sa vieillesse, sa terre allait lui échapper, allait lui être enlevée. Il devint taciturne, nerveux et plus irritable que jamais. La nuit, il se tournait et se retournait sur son vieux lit, dans sa vieille maison, incapable de dormir. Il songeait à l’hypothèque qui deviendrait due à la Toussaint.

Les jours s’écoulaient, sombres comme ceux d’un condamné à mort.

Puis la date du cinquantenaire de son mariage arriva.

Ses trois filles et son fils arrivèrent le midi à l’heure du dîner. Ils se retrouvaient dans la vieille demeure de jadis. Souvent, dans leur jeunesse, il avait été question de bâtir un jour une belle maison en brique avec des chambres en haut, mais elle n’avait jamais été construite. C’était toujours la vieille bicoque penchée, avec ses quatre petites pièces, ses fenêtres basses et son pauvre grenier.

C’était une journée grise et triste. Le ciel était chargé de gros nuages noirs, menaçants. Un temps d’enterrement plutôt qu’un jour de noces d’or.

Mélanie avait apporté de la mangeaille de son restaurant pour le repas de fête.

Emma présenta à son père une montre dorée achetée chez un marchand juif. Mélanie lui offrit une pièce d’or de $2.50 et Rosalie donna à sa mère une demi-douzaine de cuillers| à thé en simili vermeil.

— Mais, ma pauvre fille, tu sais ben qu’on a jamais sucré not thé, remarqua la vieille, pour souligner l’inutilité du cadeau.

Quant au fils Eugène, il avait deux flacons de gin ornés d’une étiquette d’or, une nouvelle marque de genièvre qui venait d’être mise sur le marché.