Page:Laberge - Visages de la vie et de la mort, 1936.djvu/192

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
184
VISAGES DE LA VIE ET DE LA MORT

incapable de payer plus longtemps le salaire d’un commis. Sans position et pas d’économies. C’était l’hiver. Immédiatement, René se rendit au bureau de secours et donna son nom.

Aurélier avait maintenant trois locataires sans travail, qui ne lui payaient aucun loyer, mais la ville lui réclamait des surtaxes pour nourrir ces gens.

Chaque semaine, Rabotte allait chercher ses bons de secours et il les échangeait à l’épicerie pour des provisions, du combustible, de la bière, des cigarettes. Puis, les choses changèrent. Au lieu de bons, les chômeurs reçurent des chèques. Des bons, c’était humiliant. C’était pénible d’aller les chercher et plus pénible encore de les échanger. Les marchands n’avaient aucune considération pour vous, disaient les bénéficiaires. Ils semblaient vous obliger en les acceptant, vous faire la charité. Avec les chèques, c’était autre chose. L’on achetait avec son argent et tout le monde était égal.

Un jour d’automne, alors que son locataire lui devait cinq mois de loyer, Aurélier rencontrant Rabotte qui sortait lui demanda :

— Dites-donc, monsieur Rabotte, vous ne pourriez pas me poser mon tuyau de poêle ?

— Ben, j’vas vous dire, répondit Rabotte d’un ton indifférent, ça fait longtemps que j’ai pas travaillé et j’ai perdu le tour. Vous auriez plus de chance de prendre quelqu’un dans cette ligne-là.

Et allumant une cigarette, Rabotte s’éloigna de l’allure d’un homme qui n’a pas à se hâter pour gagner sa vie.

— Tu ne devinerais jamais ce qu’Aurélier m’a demandé ce matin, dit-il à sa femme lorsqu’il rentra le midi.