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VISAGES DE LA VIE ET DE LA MORT

une horde lamentable, pitoyable, d’épaves de la vie qui réclame sans cesse le gîte et la pitance. Les demandes d’admission sont tellement nombreuses que les vieux pensionnaires ont l’impression que ceux qui attendent, les poussent, les hâtent de mourir pour leur faire place. Toujours de nouveaux malheureux affaiblis par l’âge, sans ressources, mendient la pâtée et le lit, pour ne pas crever de faim, pour ne pas agoniser dans la rue.

Le vieux et sa vieille, ils vivent dans l’ombre de la mort.

Souvent, en eux-mêmes, ils se demandent lequel des deux partira le premier. Sur les six couples, disparus, quatre fois, l’homme est mort avant sa femme. Lors du dernier décès, la femme s’était éveillée la nuit. Elle avait voulu voir l’heure, mais comme elle avait oublié de remonter le cadran le soir, il était arrêté.

— Le cadran est arrêté, avait dit la vieille à son mari. Il n’avait pas répondu. Elle l’avait poussé pour le réveiller. Il était mort, déjà froid. Maintenant, lorsque l’un des deux vieux époux s’éveille dans le silence et les ténèbres de la nuit, il tend le bras vers son compagnon pour s’assurer qu’il est toujours vivant.

Elle, elle ne rêve jamais, mais lui, sa nuit est peuplée de songes.

Et chaque matin, en s’éveillant, il raconte par le menu ses rêves à sa vieille.

Ah ce qu’ils sont vieux et usés ! Lui, il a l’oreille dure. Il faut hausser le ton de la voix pour qu’il entende et elle, elle a très mauvaise vue.

L’après-midi, l’hiver, ils jouent aux cartes : à la bâtisse, au casino, au cocu. Alors, ils s’animent, se passionnent. Lui, profite de ce que sa vieille y voit peu pour tri-